La crise économique en Turquie fait - elle le jeu de culte de la personnalité d’Erdoğan?
/La formule d’un « culte de la personnalité » a été inventée pour caractériser la déviation qu’avait représentée, aux yeux des dirigeants soviétiques poststaliniens, l’adoration organisée du « petit père des peuples », Staline. Carl Schmitt a eu recours à la formule romaine la lex animata, la « loi vivante » qu’il attribuait à l’empereur en vue de présenter le Führer comme « source de tout droit ». Si nous cherchons des illustrations plus contemporaines, Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre (2003‑2014), puis président de la République de Turquie (depuis 2014) et qui est activement une figure de la vie politique depuis 1976, serait un exemple par excellence.
Il a réussi à construire un culte de la personnalité qui se manifeste sous plusieurs aspects. Sur le plan symbolique, le plus grand palais présidentiel du monde avec plus de 1000 chambres construit au mépris de plusieurs décisions de justice et des qualifications créatives comme « le gardien de notre démocratie, la voix forte de la nation volonté, la prunelle des yeux de notre nation, le brave fils de l'Anatolie et la fierté de la Turquie » imputées à Erdoğan attestent du niveau d’exaltation de sa personne.
Le culte d'Erdoğan a parfois atteint des niveaux absurdes. De telles déclarations incluent, entre autres : « Je jure par Dieu qu'Erdoğan est le président éternel de la Turquie pour toujours » ; « appartenir à l'AKP (Parti de la justice et du développement, le parti au pouvoir depuis 2002, dont Recep Tayyip Erdoğan est le président général) signifie être officiellement marié au Premier ministre » ; « Je reconnais Erdoğan comme le calife et soumets ma reconnaissance » ; « Erdoğan est l'ombre de Dieu sur cette terre » ; et « [Erdoğan est] un leader qui combine tous les attributs de Dieu ».
Le culte de la personnalité ne se construit pas du jour au lendemain, il s’agit d’une évolution progressive qui résulte des pratiques politiques et institutionnelles. Alors comment Erdoğan a réussi à consolider ce culte qui continue à dominer la scène politique actuelle ?
Plébiscite Déguisé
« Le plébiscite n’est pas un « vote » mais la reconnaissance d’un prétendant comme souverain charismatique personnellement qualifié », précise Max Weber. Chaque élection ressemble à un plébiscite, plutôt qu’un programme ou bien un parti politique, les élections visent un personnage exceptionnel.
Grâce à l'utilisation efficace de la télévision et des médias sociaux, Erdoğan fait non seulement campagne pendant la période électorale, mais tout au long de l'année pour maintenir des liens directs entre lui et ses partisans. Ainsi, le jour de l’élection tout le processus politique se réduit à l'approbation ou au rejet de sa persona. Les analystes ont de plus en plus commencé à désigner la Turquie comme « la Turquie d'Erdoğan » ou « le gouvernement d'Erdoğan à Ankara ».
Il prétend représenter la nation, c’est-à-dire son passé et son avenir. C’est justifié par la « démocratie islamique », qui est promue par certains auteurs proches d’Erdoğan. Dans cette perspective, nous avons trois dates repères, à savoir 2023 qui est le centenaire de la république ; 2053 qui coïncide avec le 600ème anniversaire de la conquête d’Istanbul et 2071 qui est la date du millénaire de l’arrivée des Turcs en Anatolie.
Sauveur de la Nation
Construisant un culte de la personnalité, il s'est promu comme la voix de tous les groupes marginalisés. En tant que figure masculine forte qui prétend lutter contre les injustices tant sur les fronts nationaux qu'étrangers, Erdoğan s’est vu attribuer de nombreux titres par ses partisans, dont « le chef » (Reis) en référence à son leadership paternaliste, « le grand homme » (Uzun Adam) se référant à sa taille; « le Conquérant de Davos » (Davos Fatihi) faisant référence à sa position audacieuse contre Israël lors du Forum économique mondial de 2009, « le Maître » (Usta) faisant référence à ses compétences politiques, et père fondateur de la « Nouvelle Turquie » quand il était élu président de la République.
La période des élections n’a jamais été une plate-forme pour discuter de questions politiques. Les campagnes de l'AKP ont largement abusé des symboles, des images et des références nationalistes, y compris le drapeau national et l'hymne, pour encadrer chaque élection comme une bataille dans la guerre de libération, et non comme un exercice démocratique de routine où perdre est autant une possibilité que de gagner.
En décembre 2013, décrivant le pays comme étant entouré d'ennemis, Erdoğan a déclaré que la Turquie était en proie à une guerre de libération. C'est également devenu le thème de la campagne électorale de l'AKP en 2014, avec Erdoğan comme le « nouveau chef de la Turquie dans sa guerre de libération ».
Peu de temps avant les élections législatives du 1er novembre 2015, İbrahim Karagül, rédacteur en chef du quotidien progouvernemental Yeni Şafak, a noté : « Ce qui est en jeu, ce n'est pas une élection. C'est la Turquie. Notre nation a su tenir debout après les croisades, les invasions mongoles et la Première Guerre mondiale, elle réussira aussi à gâcher ce grand jeu. C'est pourquoi notre lutte est la dernière guerre d'indépendance. »
Sans doute, le chef courageux qui va guider le pays vers la libération, c’est Erdoğan, le sauveur de la nation.
Figure de Stabilité et de Prospérité
Les dirigeants autoritaires jouent souvent sur les lignes de fractures ethniques, religieuses, culturelles et sociales du pays, provoquant des conflits comme pour dire « Voyez ce qui se passera si je n’étais pas au pouvoir » et créer une illusion de restaurer la stabilité. L’argument est également sollicité pour justifier la méconnaissance des limites du mandat présidentiel, pour rester au pouvoir le plus longtemps possible. Nous assisterons en Turquie à la violation de l’article 101 de la Constitution qui limite le nombre des mandats présidentiels à deux, si Erdoğan se candidate pour un troisième mandat présidentiel en 2023.
Puisqu'Erdoğan serait le sauveur de la nation, toute accusation portée contre lui implique un acte de trahison. Le nombre de plaintes en diffamation qu’il a déposées en est une manifestation. Se référant à l'enquête sur la corruption ciblant son entourage en 2017, il a affirmé que « la Turquie n'a jamais été soumise à une attaque aussi immorale ». Comme si l’avenir du pays dépendait du succès politique d'Erdoğan, certains n’hésitent pas à signaler que « Si Erdoğan tombe, la Turquie tombera ».
En 2015, malgré le fait que les résultats des élections législatives de juin indiquaient un gouvernement de coalition, cela n’a pas abouti. Le gouvernement AKP a ensuite lancé des opérations militaires disproportionnées dans les villes du sud-est et a déclaré l'état d'urgence régional. Des explosions ont eu lieu à Ankara et à Istanbul, faisant plus de 100 morts. Erdoğan était plus que prêt à intervenir en tant que sauveur du peuple et a appelé à une lutte ferme contre le terrorisme. Il a promis qu'il était le seul leader assez fort pour défendre le pays et l'AKP est sorti gagnant des élections de novembre 2015.
Très récemment, Erdoğan semble sauver le Turquie d’une crise économique grave. Depuis plus d'un an, la Turquie s'enfonce dans une crise économique. Le mardi 21 décembre 2021 il a annoncé de nouvelles mesures qui, selon ses partisans ont résolu le problème mais qui sont en effet « du bricolage à court terme pour sauver la face et donner l'impression que l'économie va mieux se porter » dans les termes d’Ahmet Insel. Indépendamment des analyses économiques de ces mesures, ce qu’il a pu réussir c’est de se présenter comme le héros qui vient à la sauvegarde du pays en faisant un simple discours, pour accentuer l’idée qu’il est le chef indispensable sans lequel il n’y a pas d’espoir en avenir.
Neslihan Çetin est doctorante en droit constitutionnel à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Chargé d’enseignement à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC).
Suggested Citation: Neslihan Çetin, “La crise économique en Turquie fait - elle le jeu de culte de la personnalité d’Erdoğan ?” IACL-AIDC Blog (27 January 2022)