Sur un usage de l’intelligence artificielle pour rendre une décision de justice en Colombie

Matthieu Febvre-Issaly

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

En Colombie, le juge d’un tribunal de Carthagène, Juan Manuel Padilla García s’est rendu célèbre pour avoir rendu, le 30 janvier 2023, une décision dont il a dit qu’elle avait été rédigée à l’aide de ChatGPT. Le logiciel est lui-même devenu célèbre, ces derniers mois, pour produire à la demande des réponses argumentées aux questions très nombreuses que lui posaient les internautes. Un grand nombre d’articles a été publié sur Internet pour relater cet évènement et, en Colombie, le juge Padilla a donné plusieurs entretiens à la presse. La décision du Juzgado 001 Laboral del Circuito de Cartagena confirme un jugement de première instance en donnant droit à une tutela, une action directe visant la protection des droits fondamentaux. La mère d’un enfant autiste contestait la décision de son assurance d’exclure certains soins médicaux des frais remboursés et en particulier ceux relatifs au transport vers l’hôpital, au moyen de la violation de son droit à la santé et de son droit à une vie digne, et ce alors que leurs ressources étaient insuffisantes. La décision ordonne la prise en charge de l’ensemble des coûts concernés par l’assurance. 

Le jugement rédigé par Juan Manuel Padilla García présente une motivation qui semble simple. Il cite notamment une décision T-674/2016 de la Cour constitutionnelle qui décidait, sur le fondement du droit à la santé et du droit à la protection de l’enfance, la prise en charge des coûts de transports, pour un patient autiste dépourvu des moyens suffisants pour les régler. La Cour constitutionnelle, qui juge en fait et en droit, insistait notamment sur la nécessité pour les juridictions de considérer les conditions de vie précaires des patients. Le juge de Carthagène fait une simple analogie sans même prendre la peine d’apporter ses propres fondements. 

La suite de la motivation est tout à fait originale puisqu’elle explique que le juge a eu recours à l’intelligence artificielle, en l’occurrence à ChatGPT, pour aboutir à cette solution. La décision reproduit les questions posées et pour chacune les réponses du logiciel. Les deux premières sont assez basiques, puisque le logiciel se borne à présenter le mécanisme de la tutela et le système de santé colombien, tout en renvoyant chaque décision judiciaire à l’appréciation des faits d’espèce. À la question de savoir si le paiement de frais de transports représente une barrière aux soins d’un mineur autiste, l’intelligence artificielle, par une habilité bien connue des juristes, évoque d’abord les difficultés liées au diagnostic et à la vulnérabilité économique. Le logiciel donne ensuite une conclusion étonnamment ferme qui ressemble, pour beaucoup, à la solution de l’affaire. La question suivante indique bien l’usage que souhaite faire le juge du logiciel ici, puisqu’elle demande si la Cour constitutionnelle a rendu une affaire similaire et se voit donner, en réponse, la jurisprudence citée dans la motivation. Le jugement a beau préciser, dans ses derniers paragraphes, que l’intelligence artificielle a seulement été utilisée à des fins de documentation et de recherche de jurisprudence mais que celle-ci a été consultée et vérifiée par le juge, comme Juan Manuel Padilla García le précise dans tous les entretiens qu’il donne, on est en droit de penser que la recherche a joué un rôle important dans la solution. 

L’usage de l’intelligence artificielle et plus largement du numérique par la justice a donné lieu à une importante littérature depuis plusieurs années. L’enjeu porte autant sur les outils eux-mêmes que sur les services proposées par des entreprises, qualifiées de legal tech, en matière d’analyse quantitative et qualitative de la jurisprudence ainsi que pour la rédaction assistée d’actes divers, à destination, en particulier, des praticiens. Des commentateurs ont pu s’inquiéter d’une nouvelle forme de régulation qui mettait de côté le juge et l’État, prescripteurs traditionnels des solutions juridiques. L’usage qui est fait ici est un peu différent, puisqu’il s’est agi d’une recherche unique, qui a donné une seule jurisprudence, et n’a pas aidé à la rédaction elle-même. Surtout, on notera la transparence du juge, qui en donnant tant de détails sur son usage du logiciel, s’expose à la discussion que l’on peut avoir sur les motivations de justice en général, avec ici simplement un nouveau registre argumentatif. La décision s’appuie par ailleurs sur la loi 2213 de 2022 relative à l’usage des outils numériques dans la procédure judiciaire, mais il s’agissait principalement de réguler l’usage des pièces virtuelles et de la visioconférence et d’appeler à la formation numérique des agents publics, si bien que ce n’est qu’à l’esprit général de la loi que le juge de Carthagène fait appel. 

La nouveauté de l’usage de ChatGPT dans cette affaire colombienne doit toutefois être tempérée par deux éléments. 

Premièrement, la solution apportée est plutôt banale du point de vue du contentieux constitutionnel colombien. Le système de santé créé en 1993 prévoit un système public, financé par l’État, et un système privé financé par cotisation, tous deux confiés à des fournisseurs privés auxquels s’applique une liste de soins qui doivent être fournis gratuitement, le Plan obligatoire de santé (Plan obligatorio de salud ou POS). Très tôt, la Cour constitutionnelle créée en 1991 a admis les tutelas sur le fondement du droit à la santé pour, notamment, intégrer elle-même des soins au POS. La Cour a dès 1995 lié sa jurisprudence au principe d’État social de droit tiré de l’article premier de la Constitution de 1991, par une interprétation systématique dont elle est coutumière, pour intégrer la situation économique personnelle des requérants à la décision d’inclure les soins, dans le cadre général du minimum de subsistance théorisé par la jurisprudence puis d’un droit fondamental à la santé. Les demandes relatives au POS constituent près d’un tiers des recours en tutela. La casuistique immense rend une conclusion générale malaisée mais les décisions sont très souvent favorables aux requérants, dès lors qu’ils ont une pathologie avérée et que leurs conditions économiques ne leur permettaient pas d’accéder aux soins et services concernés, voire en présence d’une simple gêne occasionnant une vulnérabilité sociale ou pour un rétablissement au-delà de la seule guérison. D’ailleurs, la décision de 2016 utilisée ici par le juge ordinaire est relativement laconique pour les standards de la Cour, qui principalement se réfère à sa jurisprudence antérieure et discute de la question de savoir si le transport devait être inclus dans les soins médicaux. 

Deuxièmement, la décision du juge de Carthagène illustre un usage fréquent de l’analogie par les juridictions de première instance en Colombie qui relève plus d’une application factuelle que d’un raisonnement normatif. Ici, c’est bien une décision de la Cour constitutionnelle à propos des frais de transports médicaux d’un mineur autiste qui a été trouvée puis utilisée, sans motivation propre du tribunal. Dès lors, puisque le recours à la jurisprudence de la Cour est si fréquent, un constat s’impose : il suffit d’inscrire les mots « autiste » et « salud » (pour autiste et santé, la situation et le droit invoqués) pour que la décision T-674/16 apparaissent, en premier, et parmi d’autres décisions similaires, dans le moteur de recherche du site Internet de la Cour.  On peut se demander l’usage qui aurait été fait de ChatGPT si une telle décision n’avait pas existé, notamment lorsque l’on voit l’extrême généralité des réponses apportées par le logiciel sur la question de droit. Mais le juge colombien, surtout en première instance, est rarement plus précis : l’invocation de plusieurs droits, définis de la manière la plus large possible, ici le droit à la santé et à une vie digne, parfois en lien avec le droit au minimum vital ou l’autonomie personnelle, tous définis par la Cour constitutionnelle, suffit généralement à accorder les demandes les plus larges. 

Ces jurisprudences ont été critiquées pour la propension du juge à remplacer l’administration, puisque la demande en tutela constitue souvent une demande de remboursement et les soins remboursés sont laissés, plus qu’à la liste originellement prévue par la loi dans le POS, à la casuistique des affaires. Le juge Juan Padilla lui-même a indiqué dans un entretien qu’il s’agissait avant tout de gagner du temps pour les recherches documentaires dans un contentieux de masse, tandis que le raisonnement, lui, sera toujours soumis au jugement « sensible » et les « sentiments critiques » du juge. Les réponses fournies par l’intelligence artificielle sont alors une aide mais ont peu de chances, en elles-mêmes, de nourrir un contentieux automatisé. L’importance d’une logique d’équité en Colombie en matière de droits autant que l’autorité des décisions de la Cour constitutionnelle y participent déjà. 

Matthieu Febvre-Issaly is a PhD Student and Teaching Assistant at Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris

Suggested Citation: Febvre-Issaly, Matthieu, ‘Sur un usage de l’intelligence artificielle pour rendre une décision de justice en Colombie’; IACL-AIDC Blog (21 March 2023) https://blog-iacl-aidc.org/2023-posts/2023/3/21/sur-un-usage-de-lintelligence-artificielle-pour-rendre-une-dcision-de-justice-en-colombie.