Renforcer les droits de l'homme en Europe : le rôle essentiel des pouvoirs locaux dans l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme

Natalia Mishyna

Université de Strasbourg

Cet article examine comment les pouvoirs locaux et régionaux en Europe, bien qu'ayant un rôle facultatif dans l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), peuvent jouer un rôle crucial dans l'application quotidienne des droits de l'homme. La « crise d'exécution » des arrêts, caractérisée non seulement par des retards, mais aussi par l’insuffisance des mesures et le manque d’engagement de tous les acteurs, rend cette implication particulièrement opportune. Impliquer les pouvoirs locaux et régionaux pourrait combler ces lacunes et contribuer à la réalisation des droits fondamentaux dans toute l'Europe.

« La crise d'exécution » : contexte et enjeux

La CEDH, organe judiciaire du Conseil de l'Europe, rend des arrêts imposant aux États de réparer les violations des droits de l’homme. Cependant, son rôle ne s’étend pas à l’exécution de ces décisions, une responsabilité qui incombe au Comité des Ministres, représentant les États membres et supervisant l'exécution des arrêts par les gouvernements nationaux. Actuellement, cette supervision est loin d’être optimale : selon les statistiques de 2023, environ 5 233 arrêts demeurent non exécutés, dont certains datent de plus de cinq ans.

Cette situation, qualifiée par certains experts de « crise d’exécution », met en lumière la nécessité d’élargir les stratégies de mise en œuvre. « La préoccupation ne porte pas seulement sur les retards, mais aussi l’insuffisance de l’action et de l’engagement de toutes les parties prenantes », souligne la chercheuse R. Murray. La mobilisation des pouvoirs locaux et régionaux, en collaboration avec les institutions nationales, représente une piste prometteuse pour surmonter ces obstacles.

Les pouvoirs locaux et régionaux : un rôle essentiel mais facultatif

Bien qu'ils ne soient pas légalement tenus d'appliquer les arrêts de la CEDH, les pouvoirs locaux occupent une position stratégique pour promouvoir les droits de l'homme au sein de leurs communautés. En tant qu’organe consultatif du Conseil de l’Europe, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux soutient ces collectivités en facilitant la diffusion des valeurs des droits de l'homme dans leurs pratiques. Andreas Kiefer, ancien Secrétaire Général du Congrès, considère ces pouvoirs locaux en tant que « première ligne de défense des droits de l'homme ». En intégrant les principes des droits de l’homme dans leur gouvernance, ceux-ci peuvent transformer les décisions de la CEDH en un impact tangible pour les citoyens.

Comme l'a noté Vít Alexander Schorm, chercheur et défenseur des droits de l'homme, « il faut tout un village pour appliquer un arrêt ». Cette affirmation souligne l'importance des campagnes de sensibilisation et des collaborations à plusieurs niveaux pour ancrer les droits de l’homme dans les réalités locales.

Renforcer les capacités pour une meilleure exécution

Pour renforcer les capacités des pouvoirs locaux et régionaux en vue d'une exécution plus efficace, le Congrès dispose d'une section ‘Droits de l’homme’ sur son site web officiel, ainsi que d'une page contenant des extraits d’arrêts de la Cour, qui pourraient être d'un grand intérêt pour les pouvoirs locaux et régionaux. Le Congrès a également lancé une série de manuels consacrés aux différents catégories de droits de l'homme.

Ces outils aident les pouvoirs locaux et régionaux à comprendre et à exécuter les arrêts de la CEDH. Il n'existe actuellement aucune plateforme numérique dédiée au partage de ressources et de bonnes pratiques pour renforcer la culture des droits de l’homme au niveau local et régional. À cet égard, il serait souhaitable que le Congrès crée une telle plateforme à l'avenir, afin de combler cette lacune et de favoriser la diffusion de ces pratiques essentielles.

Bien qu'elles soient actuellement facultatives, ces initiatives jouent un rôle clé dans la diffusion des droits de l'homme en Europe et permettent aux pouvoirs locaux de s’impliquer dans le processus d’exécution des arrêts de la CEDH.

Défis et stratégies d'amélioration

Plusieurs obstacles pourraient entraver l’implication des pouvoirs locaux et régionaux dans l’exécution des arrêts. La répartition des responsabilités entre le Comité des Ministres, les gouvernements nationaux et les autorités locales et régionales est complexe et nécessite une coordination étroite. Clarifier les rôles de chaque acteur renforcerait la cohérence et la collaboration dans l’application des droits de l’homme.

À titre d’exemple, les rapports annuels du Comité des Ministres, qui présentent depuis 2007 l’état d’exécution des arrêts principaux de la CEDH, mentionnent de manière croissante les pouvoirs locaux et régionaux dans le cadre des questions de droits de l’homme. Depuis 2016, le nombre de ces mentions a considérablement augmenté, atteignant des sommets en 2016 (10 fois), 2017 (6 fois) et 2022 (7 fois). Depuis 2018, année où les pouvoirs locaux n’ont pas été évoqués dans le rapport, ils y sont cités chaque année. Cette évolution témoigne d’un intérêt grandissant pour l’implication des pouvoirs locaux et régionaux dans l'exécution des arrêts de la CEDH.

Le Conseil de l'Europe pourrait capitaliser sur cette dynamique en intégrant de manière plus approfondie le rôle des pouvoirs locaux et régionaux dans ses futurs cadres normatifs et en consolidant les meilleures pratiques existantes. En parallèle, les États membres peuvent soutenir cette approche en adaptant leurs politiques nationales pour inclure explicitement les pouvoirs locaux et régionaux dans leurs stratégies de droits de l’homme. Ils pourraient aussi promouvoir des initiatives de formation et de sensibilisation, afin que les pouvoirs locaux et régionaux soient mieux informés des normes internationales et jouent un rôle actif dans leur application.

Une solution consisterait à mettre en place des canaux de communication efficaces et des plateformes d’échange d’informations. Le développement de plateformes numériques permettant de partager en temps réel les décisions de la Cour et les outils d'exécution pourrait également contribuer à améliorer l’efficacité de cette collaboration.

Conclusion : vers une solution durable à la crise d’exécution

L’émergence des pouvoirs locaux et régionaux en tant qu'acteurs influents dans le domaine de la protection des droits de l'homme est une tendance récente mais significative. Alors que leur rôle est historiquement encadré par les législations nationales, la crise d’exécution a mis en lumière leur capacité à agir efficacement sur la scène européenne (vous trouverez plus de détails dans l'article d'É. Lambert ‘Les autorités locales et la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme: une implication win-win’ ; la professeure É. Lambert a également co-édité avec M. Saul le vol. 28, n° 7 (2024) du « The International Journal of Human Rights » sur les autorités infranationales et les droits de l'homme en Europe.

Au cours des cinq à dix prochaines années, il est probable que leur influence et leur visibilité augmenteront sensiblement dans le domaine de la protection des droits de l’homme en Europe.

En collaborant avec le Comité des Ministres et les gouvernements nationaux, les pouvoirs locaux et régionaux pourraient transformer la manière dont les droits de l’homme sont appliqués, rendant les arrêts de la CEDH une réalité quotidienne pour les citoyens européens.

Natalia Mishyna est chercheuse au Laboratoire SAGE, Université de Strasbourg, France.

Suggested citation: Natalia Mishyna, ‘Renforcer les droits de l'homme en Europe : le rôle essentiel des pouvoirs locaux dans l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme’ IACL-AIDC Blog (26 November 2024) Renforcer les droits de l'homme en Europe : le rôle essentiel des pouvoirs locaux dans l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme — IACL-IADC Blog