La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie crée de nouveaux principes constitutionnels

Konstantin Voropaev

   Le crime de penser n'entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort.

La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force.

 George Orwell, 1984 (trad. Amélie Audiberti)

Les faits

La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie (la Cour, la Cour constitutionnelle) a rejeté les plaintes des requérants qui contestaient l'article 20.3.3 du Code des infractions administratives sur le discrédit de l'armée Russe.

L'article de discrédit a été adopté par la Douma d'État après le début de la guerre en Ukraine et prévoit des amendes pour les actions publiques visant à discréditer l'utilisation des forces armées russes dans la soi-disant opération militaire spéciale. En cas de récidive, l’accusé risque une peine de d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans.

Les requérants ont relevé le caractère discriminatoire de l'article, puisqu'il prévoit des amendes pour les prises de positions anti-guerre. Mais surtout, l'article 20.3.3 du Code des infractions administratives viole de nombreux articles de la Constitution russe (la Con, dont le droit à la liberté de conscience, le droit de pensée et d'expression, le droit à la liberté de réunion, et l'interdiction d'établir une idéologie.

Toutefois, la Cour a déterminé que le fonctionnement de cet article lors d'une opération militaire ne peut être remis en cause du point de vue de la constitutionnalité. En fait, la Cour n'a pas donné d'explications sur les violations d'articles spécifiques de la Constitution. Selon la Cour, cet article peut être appliqué pendant les hostilités, car il vise à protéger les intérêts de la Fédération de Russie et de ses citoyens, et à maintenir la paix et la sécurité internationale.

La Cour constitutionnelle est arrivée à la conclusion que des commentaires négatives publiques des actions de l'armée peuvent entraver le caractère décisif et l'efficacité de la mise en œuvre des tâches fixées par les forces armées, la motivation du personnel militaire, et ainsi contribuer aux forces qui s'opposent aux intérêts de la Russie (paragraphe 8 de l’alinéa 2 de la décision).

Cependant, la Cour considère que l'article 20.3.3 n'empêche pas le signalement de lacunes dans les activités des forces armées, si cela n'est pas associé à un déni arbitraire de la nature, des buts, et des objectifs constitutionnellement prédéterminés de cette activité, et est fondé sur des données ouvertes et fiables.

La Cour a souligné que l'article 20.3.3 ne viole pas les droits constitutionnels des citoyens.

En outre, la décision de la Cour constitutionnelle précise que l'article ne porte pas atteinte à la liberté de l'individu de choisir et d'adhérer à certaines croyances et d'agir conformément à celles-ci, puisque cette liberté n'implique pas la commission d'infractions (paragraphe 9 de l’alinéa 2 de la décision).

Où la Cour s’égare-t-elle dans son raisonnement ? 

Analyse

Les requérants contestaient l'article 20.3.3 comme incompatible avec les articles 13 (sur la diversité idéologique), 15 (suprématie de la Constitution et primauté du droit international), 19 (égalité de tous devant la loi), 28 (garantie de la liberté de conscience, liberté de religion), 29 (garantie de la liberté de pensée et d'expression), 31 (garantie de la liberté de réunion) et 55 (dispositions générales sur les garanties des droits et libertés) de la Constitution de la Fédération de Russie (paragraphe 3 de l’alinéa 1 de la décision).

L'une des questions clés dans cette affaire était le principe de la liberté d'expression. La Cour constitutionnelle a répondu très clairement à cette question.

La Cour a déterminé que la Constitution n'impliquait pas et n'autorisait pas l'exercice des droits et libertés de l'homme et du citoyen qu'elle garantissait au détriment de l'ordre constitutionnel de la Fédération de Russie. L'État est une valeur constitutionnelle soumise au respect et à la protection des citoyens de la Fédération de Russie, et de toutes autres personnes situées sur le territoire de la Russie (paragraphe 3 de l’alinéa 2 de la décision).

En effet, l'article 55 de la Constitution autorise des restrictions à la liberté d'expression à des fins de protection, par exemple pour assurer la défense du pays et la sécurité de l'État. La liberté d'expression peut être restreinte si la défense du pays et de l'État l'exige. Une telle restriction est possible par la promulgation d’une loi fédérale spéciale, mais la Cour ne précise pas les raisons pour lesquelles la critique de la guerre peut servir de base à une telle limitation.

En même temps, la Constitution ne contient aucune disposition sur l'État en tant que valeur constitutionnelle. Et comme il est clairement écrit conformément à l'article 2 de la Constitution, la valeur constitutionnelle la plus élevée est la personne, ses droits et libertés, et l'État est un instrument dont le devoir est de reconnaître, respecter, et protéger les droits et libertés de l'homme et du citoyen. Ici, une nouvelle interprétation des dispositions de la Constitution s'impose, et nullement en faveur de l'individu, sinon en faveur de l'État.

La Cour se prononce également sur l’illégitimité de nier l'ordre constitutionnel de la Russie. L'argumentation de la Cour est la suivante : l'une des conditions préalables pour la stabilité de l'ordre constitutionnel est le soutien de la société aux décisions et mesures pertinentes de l'État. La base en est le principe de confiance mutuelle entre la société et l'État (paragraphe 8 de l’alinéa 2 de la décision).

Mais nulle part dans la Constitution n'apparaît le principe de confiance mutuelle entre la société et l'État. Même en laissant de côté l’aspect juridique de la question, on peut dire que l'État peut gagner cette confiance en prenant des décisions dans l'intérêt de la société, mais légalement cela n’impose aucune obligation réciproque de la part des citoyens russes. Si la société considère que les décisions et les actions de l'État sont mauvaises, l'État devrait au moins écouter cela. Cela découle directement de l'article 2 de la Constitution susmentionné – la seule source de pouvoir en Russie est le peuple. Ainsi, la Cour établit un nouveau principe qui est manifestement en contradiction avec les principes du chapitre 2 de la Constitution.

En 1995, le défunt juge Anatoly Kononov de la Cour a écrit dans son opinion dissidente la disposition suivante : les normes contenues dans les lois sont principalement justifiées par la nécessité de protéger la souveraineté, l'intégrité territoriale, l'ordre constitutionnel, la sécurité de l'État et d'autres intérêts de l'État, et les droits de l’homme. Les droits de l'homme arrivent bon dernier de cette liste, mais ils ne peuvent être reconnus comme étant de valeur égale : l'article 2 de la Constitution proclame sans équivoque les droits de l'homme et les libertés comme la valeur la plus élevée. Et on prétend que ce principe distinctif de base de la Constitution a été grossièrement violé dans l'intérêt de l'État.

La terrible ironie du sort est que cette opinion dissidente concernait une autre guerre – l'entrée des troupes russes sur le territoire de la République tchétchène en 1995 – et que maintenant même si un juge de la Cour constitutionnelle exprime une opinion dissidente nous ne pourrons pas la voir

Oui, en effet, l'État peut être reconnu comme une valeur, mais l'assimiler à des valeurs constitutionnelles, telles que les droits et libertés de l'homme et du citoyen, serait une erreur. L'un des principes fondamentaux des régimes démocratiques est que les droits et libertés de l'homme et du citoyen sont au-dessus des intérêts de l'État. Renforcer le statut de l'État en reconnaissant sa valeur constitutionnelle ne contribuera en rien à renforcer le régime démocratique dans tel ou tel pays, et surtout s'il s'agit de la Russie. Les valeurs constitutionnelles sont des principes qui protègent contre les abus de l'État, et la valeur la plus élevée selon la Constitution est les droits et libertés de l'homme. Il s'avère que ces vérités apparemment fondamentales sont maintenant faciles à remettre en question et, apparemment, George Orwell est plus pertinent aujourd'hui que jamais.

Suggested citation: Konstantin Voropaev, “La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie crée de nouveaux principes constitutionnels”, IACL-AIDC Blog (29 06 2023) https://blog-iacl-aidc.org/2023-posts/2023/6/29/la-cour-constitutionnelle-de-la-fdration-de-russie-cre-de-nouveaux-principes-constitutionnels.