La Liberté académique en péril en Turquie
/Selon le rapport préoccupant publié par Scholars at Risk, la liberté académique en Turquie s’est fortement dégradée ces dernières années. L’autonomie institutionnelle, protégée par l’article 130 de la Constitution, et les libertés de recherche et d’enseignement sont sans cesse menacées. Après le coup d’État manqué de juillet 2016, la communauté universitaire est devenue un bouc émissaire, ce qui s’est manifesté par de multiples renvois et condamnations d’enseignants-chercheurs.
Ainsi, Bülent Şık, professeur à l’université Akdeniz, a été condamné pour avoir rendu public les conclusions de sa recherche sur les produits chimiques cancérigènes, au motif qu’il avait « divulgué des informations confidentielles ». Mustafa Öztürk, professeur à faculté de théologie de l'université de Marmara, a été contraint de quitter le pays car le contenu de ses cours, rendu public par les étudiants, n’ont pas plu à « certaines couches de la société ». L’université Galatasaray – université francophone très prestigieuse – a également été touchée par des interventions gouvernementales. En 2021, le Conseil de l’enseignement supérieur a imposé aux professeurs français des exigences concernant leur maîtrise de la langue turque. Une mesure motivée par le souci d’avoir plus de marge de manœuvre dans la composition du corps professoral. Ces atteintes aux libertés rencontrent cependant des résistances, comme à l’université du Bosphore. En janvier 2021, universitaires et étudiants protestent contre la nomination d’un président d’université connu pour sa loyauté envers le parti au pouvoir. Même si celui-ci a été limogé suite aux révélations de plagiat dans sa thèse de doctorat, un autre fidèle du parti a été nommé contre la volonté de l'institution. À peine nommé, le nouveau président de l’université du Bosphore a pris soin de licencier d’une manière arbitraire et injustifiée des professeurs opposés à sa nomination.
La question qui se pose est de savoir si les universitaires arrivent à jouir de leur liberté académique dans un milieu universitaire aussi oppressif.
La mise à mal des libertés académiques en Turquie s’est faite de manière progressive, en usant notamment des mesures d’état d’urgence. Il est nécessaire de saisir les fondements de cette évolution, à compter de la déclaration de l’état d’urgence, pour comprendre la situation actuelle.
L’affaire des « universitaires pour la paix », première vague de la chasse aux sorcières
En janvier 2016, dénonçant publiquement les violations flagrantes des droits humains commises par les forces de sécurité turques dans les régions kurdes, des universitaires publient une « Pétition pour la paix ». Quelques mois plus tard, à la suite du coup d'État militaire manqué du 15 juillet 2016, le gouvernement déclare l'état d'urgence, qui se prolonge, jusqu’en juillet 2018. Ce cadre juridique permet de démettre de leurs fonctions 6081 universitaires dont 406 signataires de la pétition. Les décrets-lois permettant de les limoger se fondent sur des accusations arbitraires d’« affiliation à une organisation terroriste ». Privés de leurs emplois et de leur liberté d’expression, les universitaires révoqués se retrouvent parfois dans des situations de grande difficulté économique, sociale et politique. Encore aujourd’hui, ces universitaires ne peuvent directement formuler de recours devant un tribunal. Ils doivent d'abord saisir la Commission d'examen des mesures de l'état d'urgence (OHALİİK), dont les membres sont nommés par le pouvoir exécutif et ne peuvent faire appel auprès des tribunaux administratifs – qui leur sont presque toujours défavorables – que si la Commission rejette leur demande. En décembre 2021 la Commission a rejeté les requêtes d’universitaires, formulées il y a cinq ans, en passant outre la décision de la Cour constitutionnelle de 2019. Ibrahim Kaboğlu, professeur de droit constitutionnel licencié sans procédure régulière, qualifie l’activité de la Commission de « massacre du savoir ». Or celui-ci risque de se prolonger car un décret présidentiel proroge le mandat de la Commission jusqu’en 2023.
La liberté académique privée de garanties institutionnelles par l’état d’urgence
Les actuelles immixtions du pouvoir politique dans le fonctionnement des universités sont prévues par une série de mesures visant à faire taire la dissidence.
En vertu d’un décret-loi pris dans le cadre de l'état d'urgence, le président de la République peut nommer les présidents des universités publiques, qui ne répondent plus que devant lui et non devant leurs pairs. Les membres du corps professoral n’ont donc plus leur mot à dire dans le processus de nomination. En vertu d’un autre décret-loi, le Président peut modifier les structures académiques à son gré. Il en a fait une utilisation immédiate et abusive en créant deux facultés de droit et de communication à l’Université du Bosphore. La mesure ne vient pas combler un manque de places à l’université mais manifeste au contraire l’intention de contrôler l’institution.
Le cadre législatif a ensuite été modifié pour inclure une formulation vague, selon laquelle « tout acte à caractère terroriste ou incitation à commettre ces actes » peut être sanctionné par la révocation des universitaires incriminés. Cela revient donc à criminaliser l'utilisation effective de la liberté d'expression. En outre, le président du Conseil de l'enseignement supérieur (YÖK) a le pouvoir d'ouvrir des enquêtes administratives contre des universitaires. Ce mécanisme lui fournit des moyens pour contraindre les universitaires à s’aligner sur les attentes de l’État. Un autre amendement apporté à la loi sur l'enseignement supérieur a modifié le mode de désignation des membres du YÖK, qui sont désormais tous nommés par le Président. À titre d’illustration, l’un des membres actuels est en même temps Président des affaires administratives de la Présidence Erdogan.
La liberté académique menacée par l’autocensure
Au-delà des sanctions effectives contre les universitaires, il est essentiel de comprendre combien d'universitaires craignent d’être démis de leurs fonctions. Les universitaires décrivent un « climat », un « régime » ou un « empire » de la « peur », produit par un mode de fonctionnement profondément illibéral.
La violation des libertés de recherche, d’enseignement et d’expression est devenue systématique. Les activités de recherche sont bloquées pour des raisons politiques. Les universitaires ne se sentent pas libres de partager des connaissances et admettent s’autocensurer en évitant les sujets « risqués ». Cela conduit à un appauvrissement des domaines de recherche et à une tendance à traiter de questions « insignifiantes » ou « techniques ». Ceci est particulièrement flagrant dans les universités qui se sont vues imposer des présidents d’université aux qualifications académiques insuffisantes. La critique des politiques du gouvernement est impossible dans le cadre des enseignements, et les universitaires s'inquiètent même de la censure s’ils s’expriment librement sur les réseaux sociaux.
L'appartenance au milieu académique n’est plus soumise à des standards scientifiques mais à des idéologies. Les révocations par des décrets-lois ainsi que les « enquêtes de sécurité » menées durant les processus de recrutement, ou encore le refus de reconnaître un doctorat obtenu à l’étranger car le sujet « viole la loi antiterroriste turque » en sont que quelques illustrations. L’effet dissuasif de ces menaces formate des universitaires dociles et empêche le savoir de prospérer en Turquie.
L’autonomie des universités devrait avoir pour objectif de créer un environnement de recherche et d’éducation libre et créatif. Cet esprit d’ouverture devrait se traduire par une intervention gouvernementale minimale. Toutes les candidatures de Mehmet Fatih Traş, signataire de la pétition des universitaires pour la paix, ont été refusées par les universités turques, au motif qu’il était sur une « liste noire ». Dans la lettre qu’il a envoyée pour tenter d’obtenir une bourse à l’étranger avant de se suicider, il a rédigé ces mots qui en disent long sur l’avenir des universitaires turcs : « Tant que je ne renonce pas à mes valeurs morales, je ne peux pas envisager d’avoir un avenir académique en Turquie. »
Neslihan Çetin, doctorante en droit public à l’Université Paris I Panthéon – Sorbonne et chargée d’enseignement à l’Université Paris-Est Créteil (Paris XII)
Suggested Citation: Neslihan Çetin, “La Liberté académique en péril en Turquie?” IACL-AIDC Blog (26 May 2022) https://blog-iacl-aidc.org/new-blog-3/2022/5/26/la-libert-acadmique-en-pril-en-turquie.