Partie II: Lois anti-sodomie et héritage colonial britannique : L’arrêt de la Cour suprême indienne (Navtej Johar v. Union of India) dans une perspective historique et comparative

Note de rédacteurs: Ceci est le deuxième de deux posts écrits par Dr Mérieau sur la décision de la Cour suprême indienne sur l’article 377 du Code Pénal indien. Vous pouvez lire le premier billet ici.

III. Portée de l’arrêt : vers la dépénalisation généralisée de l’homosexualité dans le Commonwealth ?

Les lois anti-sodomie, héritage du colonialisme britannique, demeurent encore très répandues dans les pays du Commonwealth, (A) ; néanmoins, étant donné l’influence que la Cour suprême indienne, à la suite de la cour constitutionnelle sud-africaine, exerce sur ses homologues du Commonwealth, la portée de cette décision est potentiellement considérable (B). 

  1. L’article 377 dans le Commonwealth

La responsabilité historique de l’empire britannique  vis-à-vis de la diffusion des lois anti-sodomie dans le monde est lourde. En avril 2018, à Londres, la première ministre britannique Theresa May reconnaissait cet héritage, demandant elle-même aux nations du Commonwealth d’abroger la législation anti-gay imposée alors par l’empire britannique : « En tant que premier ministre du Royaume-Uni, je regrette sincèrement à la fois le fait que ces lois aient été introduites et l’héritage de la discrimination, de la violence et de la mort qui persiste aujourd’hui. » Depuis 1860, l’empire a diffusé à travers ses colonies des codes juridiques pétris de moralité victorienne, interdisant tout sexe non-reproductif, tant oral qu’anal, en leur qualité de « crime contre la nature ». Contrairement aux britanniques, les autres puissances coloniales n’ont pas laissé un tel héritage concernant la pénalisation des pratiques homosexuelles. Après la révolution française, l’Empire français a décriminalisé la sodomie entre adultes consentants.  Au Royaume-Uni, les lois contre la sodomie ne furent quant à elles abrogées qu’en 1967, date à laquelle la décolonisation avait généralement déjà eu lieu.  Le mouvement de dépénalisation dans les anciennes colonies est à cet égard somme toute récent, en ce qu’il fut initié dans les années 1990 par la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud. 

B. Parlements et cours suprêmes face à l’article 377

Sous l’effet de la tradition de common law, les cours suprêmes des anciennes colonies britanniques hésitèrent longtemps à invalider des lois sur le fondement de la constitution, préférant en déférer au parlement. C’est ce qu’avait fait la Cour suprême indienne en 2013 ; de même, en 2014, la Haute Cour de Singapour refusa de frapper d’inconstitutionnalité l’article 377A du Code pénal singapourien. En 2015, en Malaisie, l’ancien premier ministre Anwar Ibrahim, alors chef d’opposition, fut pour la seconde fois condamné et emprisonné pour sodomie. Mais Singapour et la Malaisie font en réalité figure d’exception. En effet, suite à la décision de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud en ce sens en 1998 , plusieurs anciennes colonies britanniques, se référant expressément au précédent sud-africain, ont tour-à-tour censuré  leurs  « articles 377 » : les Fidji en 2005; Hong Kong en 2005, le Belize en 2016, Trinidad et Tobago, en 2018, et enfin, le 6 septembre 2018, l’Inde, dont la Cour suprême est l’une des plus influentes du Commonwealth, comme le prouve le rayonnement qu’a exercé et qu’exerce toujours sa jurisprudence de la « structure basique de la Constitution »  notamment en Asie du Sud et dans les Caraïbes. Dans une trentaine de pays membres du Commonwealth conservant encore des lois anti-sodomie dans leur arsenal juridique, les hautes cours pourraient trouver à s’inspirer de la décision indienne, notamment au Kenya, où la question est en cours d’examen par la Haute Cour.

Conclusion : Les cours suprêmes du Commonwealth, meilleurs remparts contre l’homophobie ?

Dans les termes de l’arrêt historique du 6 septembre 2018, « l’histoire doit ses excuses » aux membres de la communauté LGBT pour les avoir si longtemps ostracisés, car « criminaliser les relations sexuelles selon les termes de l’article 377 est irrationnel, arbitraire et manifestement inconstitutionnel ».  Pour étayer leurs pétitions en faveur de l’abrogation de l’article 377, les avocats indiens s’étaient appuyés sur les traditions anciennes de l’Inde, et notamment ses textes fondateurs, les Védas, pour démontrer que l’intolérance à l’égard de l’homosexualité fut étrangère à l’Inde jusqu’aux temps de la colonisation britannique. Ces arguments ne furent pas repris par la cour indienne dans sa décision, mais nul doute qu’ils pesèrent sur l’opinion publique indienne majoritairement critique à l’égard de l’héritage de la colonisation britannique et favorable, du moins dans les grandes villes, à l’égard de l’homosexualité. La Cour suprême, finalement, tout en se défendant d’un quelconque populisme constitutionnel, a bel et bien donné raison à l’opinion. La journée et la soirée du 6 septembre fut festive dans les rues de Delhi, Bombay ou Calcutta, mais également dans de nombreuses petites villes du pays. Le lendemain, le « Times of India » titrait en une : « Independence Day ». 

Dr Eugénie Mérieau is a postdoctoral fellow at the Chair of Comparative Constitutionalism, University of Göttingen, Germany.

Citation suggérée: ‘Partie II: Lois anti-sodomie et héritage colonial britannique : L’arrêt de la Cour suprême indienne (Navtej Johar v. Union of India) dans une perspective historique et comparative’ IACL-AIDC Blog, Symposium ‘Section 377 Judgement Expanding LGBT Rights in India’ (24 septembre), https://blog-iacl-aidc.org/section-377-expanding-lgbt-rights-in-india/2018/9/24/partie-ii-lois-anti-sodomie-et-hritage-colonial-britanniquenbsp-larrt-de-la-cour-suprme-indienne-navtej-johar-v-union-of-india-dans-une-perspective-historique-et-comparative