Symposium: Partie I - Lois anti-sodomie et héritage colonial britannique : L’arrêt de la Cour suprême indienne (Navtej Johar v. Union of India) dans une perspective historique et comparative

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Dr Eugénie Mérieau

University of Göttingen, Germany

Note de rédacteurs: Ceci est le premier de deux posts écrits par Dr Mérieau sur la décision de la Cour suprême indienne sur l’article 377 du Code Pénal indien. Le deuxième post sera publié le lundi 24 septembre.

Le 6 septembre 2018, la Cour suprême indienne a censuré l’article 377 du Code Pénal indien, en vertu duquel « Quiconque a de son propre gré un rapport charnel contre-nature avec un homme, une femme ou un animal sera puni de prison à vie, ou d'une peine d'emprisonnement dont la durée peut aller jusqu'à dix ans, et sera aussi susceptible de recevoir une amende ». La décision Navtej Johar v. Union of India, a été rendue par une formation de cinq juges, présidée par le président de la Cour suprême Dipak Misra. L’arrêt, de près de 500 pages, convoque une remarquable somme de sources hétéroclites, tant littéraires (Goethe, Shakespeare) que philosophiques (Schopenhauer, Mill, Bentham) et même musicales (Leonard Cohen) pour finalement déclarer l’article 377 du Code Pénal inconstitutionnel sur le fondement des articles 14 et 15 (égalité devant la loi), 19 (liberté d’expression), et 21 (liberté individuelle dont droit au respect de la vie privée) de la Constitution indienne de 1950.  

Si l’article 377 du Code Pénal, introduit par les britanniques en 1861, était en réalité peu utilisé  – moins de 200 personnes auraient été poursuivies sur son fondement depuis son entrée en vigueur il y a plus d’un siècle et demi - la décision du 6 septembre n’en est pas moins historique à de nombreux égards. Pour saisir l’ensemble des enjeux soulevés par cette décision, cette dernière doit être appréhendée dans son contexte, en l’occurrence celui d’une récente mais néanmoins profonde érosion de la légitimité de la Cour suprême indienne (I). L’analyse de la décision fait en outre apparaître la Cour comme une institution résolument activiste et « contre-majoritaire » (II). Enfin, la portée de la décision est potentiellement considérable : elle s’inscrit dans un mouvement plus large de dépénalisation de l’homosexualité dans les anciennes colonies britanniques, mené, non par les parlements nationaux, mais par les cours suprêmes du Commonwealth (III). 

  1. Le Contexte de l’arrêt : une Cour suprême indienne en perte de légitimité

La décision de la Cour suprême est intervenue dans un contexte de crise de sa légitimité. Lui étaient reprochées, premièrement, son attitude conservatrice à l’égard des questions sociétales et notamment son arrêt de cassation, en 2013, d’une décision de justice en faveur des homosexuels (A), deuxièmement, les méthodes de son président, à l’origine d’un scandale majeur au sein de la Cour en 2017-2018 (B).

A. Les ambivalences historiques de la Cour suprême face à l’article 377 

La question de l’abrogation de la section 377 du Code pénal fut soulevée dès 2001. Elle fit l’objet d’âpres débats entre la Cour et le gouvernement jusqu’à 2009, lorsque la Haute Cour de Delhi, exerçant sa compétence de judicial review, invalida la disposition dans son ensemble (Naz Foundation v. gov. NCT Delhi). Les groupes religieux se mobilisèrent alors pour obtenir une censure de la décision de la Haute Cour, et en 2013, la Cour suprême fit droit à cette demande en infirmant la décision de la Haute Cour de Delhi, rétablissant l’article 377 (Suresh Kumar Koushal v. Naz Foundation). Les activistes anti-377 déposèrent une « pétition curative », procédure spéciale de révision des décisions de la Cour suprême. La pétition fut acceptée et dès 2016, la Cour suprême s’engagea dans un processus de réexamen de son arrêt de 2013, initiant auditions et sollicitations de contributions auprès de membres de la société civile et de personnes affectées. Dans une affaire parallèle, la Cour avait énoncé dans un arrêt de 2017 (Puttaswamy v. Union of India) que l’orientation sexuelle d’une personne était un « attribut essentiel de la vie privée », droit constitutionnel, posant les premiers jalons d’une évolution jurisprudentielle davantage favorable aux droits des homosexuels. 

B. Les scandales entachant la légitimité de la Cour suprême

En novembre 2017, un scandale a érodé la légitimité de la cour indienne, impliquant son président, Dipak Misra. Ce dernier fut publiquement accusé par ses collègues d’attribuer les affaires de façon arbitraire et en violation des règles d’ancienneté, notamment en ce qui concerne les dossiers politiquement sensibles, au premier rang desquels la mort suspicieuse du juge Loya, qui mobilisa l’opinion publique à la fin de l’année 2017. Au sein de la Cour suprême, la cacophonie aboutit finalement au dépôt d’une motion demandant l’impeachment de son président, soutenue par plusieurs partis d’opposition et signée par une soixantaine de parlementaires. La motion fut finalement rejetée par le président du Sénat, et Dipak Misra put continuer d’exercer ses fonctions. Dans un tel contexte, l’arrêt du 6 septembre peut apparaître comme un effort de re-légitimation de la Cour suprême et notamment de son président, un mois avant la date prévue pour son départ à la retraite.

II.L’analyse de l’arrêt : une Cour suprême résolument « contre-majoritaire »

Pour conclure à l’inconstitutionnalité de l’article 377, Dipak Misra et les quatre autres juges de la formation constitutionnelle de la Cour suprême s’appuyèrent sur une interprétation finaliste du droit, citant avec insistance le caractère « transformatif » de la Constitution indienne (A) ; ils développèrent également le principe de la « moralité constitutionnelle », définie par opposition à une « moralité sociale » jugée rétrograde (B). 

A. L’affirmation du caractère « transformatif » de la Constitution indienne 

Dans son arrêt, la Cour n’a de cesse de souligner la nature « transformative » de la Constitution indienne, concept à la définition duquel elle dédie une dizaine de pages. Elle énonce ainsi que « la Constitution indienne est un excellent document social, presque révolutionnaire dans son objectif de transformation d’une société médiévale, hiérarchique, en une démocratie moderne et égalitaire ; ses provisions peuvent uniquement être appréhendées à travers une approche de sciences sociales, non par le biais d’un légalisme pédant et traditionnel. Toute l’idée d’avoir une Constitution réside dans le fait de guider la nation vers un futur plus resplendissant. Par conséquent, l’objectif de la Constitution est de transformer la société pour le mieux et cet objectif est le pilier fondamental du constitutionnalisme transformatif ». La Cour n’hésite pas à condamner moralement l’archaïsme et l’intolérance de la société indienne : « Les idéaux généraux de l’autonomie individuelle et de la liberté, de l’égalité pour tous sans discrimination de quelque sorte, la reconnaissance de l’identité avec la dignité et le respect de la vie privée constituent les quatre principes cardinaux de notre Constitution monumentale ; ils forment le substrat concret de nos droits fondamentaux auquel certains segments de notre société sont soustraits, vivant encore dans la servitude de normes sociales dogmatiques, de notions préconçues, de stéréotypes rigides, d’états d’esprit particularistes et de perceptions sectaires». La Cour considère par conséquent qu’elle doit résister avec force à ce qu’elle nomme la « moralité sociale » indienne. 

B. La « moralité constitutionnelle » opposée à la « moralité sociale »

La Cour expose ainsi le principe directeur de son interprétation constitutionnelle : « Nous ne devons pas oublier que les pères fondateurs ont adopté une constitution inclusive comportant des provisions qui n’ont pas seulement permis à l’Etat, mais également, parfois, commandé à l’Etat de mettre en œuvre des actions de discrimination positive afin d’éradiquer la discrimination systématique opérée à l’encontre des segments rétrogrades de la société, ainsi que l’exclusion et la censure qui ont été mises  en œuvre  par les prétendues castes supérieures à l’égard des communautés vulnérables. (…) [L]’adoption de la Constitution, était, d’une certaine façon, un instrument ou véhicule pour réaliser la moralité constitutionnelle et un moyen de combattre la moralité sociale dominante de l’époque.». Alors qu’en amont de la décision, des voix s’élevaient pour réclamer l’organisation d’un référendum populaire sur la question, Dipak Misra avait déclaré que « les questions constitutionnelles ne peuvent pas être décidées par référendum ; il ne faut pas être guidé par la moralité majoritaire, mais par la moralité constitutionnelle ».  

Dr Eugénie Mérieau is a postdoctoral fellow at the Chair of Comparative Constitutionalism, University of Göttingen, Germany

Citation suggérée: ‘Lois anti-sodomie et héritage colonial britannique : L’arrêt de la Cour suprême indienne (Navtej Johar v. Union of India) dans une perspective historique et comparative’ IACL-AIDC Blog, Symposium ‘Section 377 Judgement Expanding LGBT Rights in India’ (21 septembre 2018) https://blog-iacl-aidc.org/section-377-expanding-lgbt-rights-in-india/2018/9/21/lois-anti-sodomie-et-hritage-colonial-britanniquenbsp-larrt-de-la-cour-suprme-indienne-navtej-johar-v-union-of-india-dans-une-perspective-historique-et-comparative