Les résultats du 4 octobre 2020 sur la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie projettent une société divisée dans « le jour d’après »
/Il y a presque exactement deux ans, les électeurs de la Nouvelle-Calédonie, une collectivité française située dans l’océan Pacifique Sud qui compte 271,407 habitants (recensement 2019), avaient exprimé pour la première fois leur vote concernant la possibilité d’accéder à la pleine souveraineté. Le 4 novembre 2018, 56.40% des électeurs de la Nouvelle-Calédonie avaient voté Non et 43.60% Oui à l’indépendance (résultats définitifs ici).
Le deuxième référendum a été organisé il y a un peu plus d’un mois, le 4 octobre 2020, et cette consultation a donné également une majorité au Non à l’indépendance. Sur 180,799 inscrits, 154,918 électeurs avaient voté parmi lesquels 53.26% avaient voté Non à l’indépendance et 46,74% Oui (résultats définitifs ici ; pour une analyse détaillée voir « New Caledonia Rejects Once Again Full Indépendance, but the Die Is Not Yet Cast »). La deuxième consultation projette la Nouvelle-Calédonie dans « le jour d’après » avec les partis indépendantistes qui saluent la poussée du Oui et réaffirment leur ambition d’aller jusqu’à une troisième consultation.
L’Accord de Nouméa
Le long processus de 1 à 3 consultations est prévu par l’Accord de Nouméa. L’Accord de Nouméa, signé le 5 mai 1998 par des représentants de l’Etat français, des représentants du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR, anti-indépendantiste) et des représentants du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS, indépendantiste), a été ratifié par un référendum local le 8 novembre 1998 (71.86% Oui ; 28.14% Non).
C’est de l’Accord de Nouméa que résulte le statut actuel de large autonomie de la Nouvelle-Calédonie, régi par la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999. Ce texte fondateur permet une double reconnaissance : celle du peuple kanak, le peuple mélanésien d’origine, et celle du peuple français. Les Kanak disposent d’un statut civil particulier d’indigène aujourd’hui reconnu à l’art. 75 de la Constitution de la Ve République), appelé statut coutumier depuis l’Accord de Nouméa. Par conséquent, ils ne sont pas soumis au code civil (il en est de même à Mayotte et à Wallis-et-Futuna) et il y a des règles particulières concernant l’organisation sociale autour de la terre répartie entre les clans. La société kanak s’organise en districts coutumiers ou grandes chefferies dirigées par les Grands Chefs et toute la législation affectant les intérêts des Kanaks doit être discutée par le Sénat Coutumier.
L’Accord de Nouméa pose les bases d’une citoyenneté calédonienne en « permettant au peuple d’origine de constituer, avec les hommes et les femmes qui y vivent, une communauté humaine affirmant son destin commun ». Ce destin commun est une périphrase pour nommer un peuple calédonien qui naîtrait à l’indépendance. L’Accord introduit également des innovations constitutionnelles comme le partage du pouvoir politique dans un gouvernement collégial composé à la proportionnelle de tous les groupes du Congrès, ou la loi du pays qui donnent une large autonomie à la Nouvelle-Calédonie.
La liste électorale spéciale de la consultation
Le long processus de une à trois consultations comprenant la possibilité d’accéder à la pleine souveraineté est très difficile à mener à bien pour les Kanak, car l’Etat français a légitimé la colonie de peuplement. Les Kanak représentent au maximum 48% de la liste électorale spéciale (LESC) pour la consultation sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté.
C’est l’Accord de Nouméa, qui prévoit un corps électoral spécifique pour les consultations relatives à l’organisation politique de la Nouvelle-Calédonie. L’article 218 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 fixe les critères à remplir pour participer au référendum. Selon ces critères, pour être inscrite sur cette liste électorale spéciale à la consultation, toute personne doit respecter au moins l’un des critères suivants :
a) Avoir été admis à participer à la consultation du 8 novembre 1998 ;
b) N’étant pas inscrits sur la liste électorale pour la consultation du 8 novembre 1998, remplir néanmoins la condition de domicile requise pour être électeur à cette consultation ;
c) N’ayant pas pu être inscrits sur la liste électorale de la consultation du 8 novembre 1998 en raison du non-respect de la condition de domicile, justifier que leur absence était due à des raisons familiales, professionnelles ou médicales ;
Les trois premiers critères rassemblent les populations de 1988 dont la présence a été légitimée par « la poignée de mains » entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou pour l’Accord de Matignon, celles dites de la double reconnaissance.
d) Avoir eu le statut civil coutumier ou, nés en Nouvelle-Calédonie, y avoir eu le centre de leurs intérêts matériels et moraux ;
e) Avoir l’un de leurs parents né en Nouvelle-Calédonie et y avoir le centre de leurs intérêts matériels et moraux ;
Ces deux critères rassemblent les natifs de statut coutumier ou de statut civil, ainsi que ceux qui, nés ailleurs, ont un parent natif.
f) Pouvoir justifier d'une durée de vingt ans de domicile continu en Nouvelle-Calédonie à la date de la consultation et au plus tard au 31 décembre 2014 ;
Ce critère donne le droit de vote aux Français arrivés après l’Accord de Matignon et avant l’Accord de Nouméa. La date de 1994 est un compromis qui se situe à mi-chemin entre 1988 et 1998. Il est aujourd’hui contesté par les non indépendantistes, puisqu’il élimine l’immigration française récente.
g) Être nés avant le 1er janvier 1989 et avoir eu son domicile en Nouvelle-Calédonie de 1988 à 1998 ;
h) Être nés à compter du 1er janvier 1989 et avoir atteint l'âge de la majorité à la date de la consultation et avoir eu un de leurs parents qui satisfaisait aux conditions pour participer à la consultation du 8 novembre 1998.
Ces derniers critères règlent des cas particuliers.
La condition préalable nécessaire pour être inscrit sur la LESC est l’inscription sur la liste générale (LEG) où figurent tous les Français (plus de détails ici).
Les résultats de la consultation dans le contexte démographique
Dans le contexte démographique actuel avec 39% des habitants qui se déclarent comme appartenant au peuple kanak et 27% de la population qui se déclare Européenne (recensement de 2014), les Kanak doivent convaincre les « autres » de rejoindre l’émancipation du pays. Les « autres » doivent choisir de s’inscrire dans l’égalité citoyenne du nouveau pays avec les Kanak et s’éloigner d’un système français de domination. En plus, il est important de noter que 41,000 électeurs français sont installés en Calédonie après 1994 et n’ont pas le droit de vote en raison des restrictions posées par l’Accord de Nouméa pour neutraliser les flux migratoires.
L’écart s’est fortement réduit entre les deux camps entre 2018 et 2020. Il n’y a plus que 9,570 voix pour séparer le Oui du Non contre 18,535 en 2018. Concrètement, il suffit que moins de 5,000 personnes changent d’avis pour que les résultats basculent vers la pleine souveraineté. La participation a été écrasante à 85.69%.
La vague nationaliste
Aux yeux de nombreux auteurs, l’Etat français revendique une position d’arbitre, rarement celle de décolonisateur (voir aussi ici). L’Etat français a pourtant offert de nouveaux coups de pouce aux non indépendantistes dans cette seconde campagne. Il a ainsi accordé le droit d’utiliser le drapeau tricolore dans les documents officiels de la campagne. Il a refusé d’écrire tout élément rassurant sur le jour d’après dans la lettre aux Calédoniens renvoyant à une discussion future entre le futur Etat et la France, créant ainsi ce sentiment de vide voulu par les non indépendantistes. Il a aussi limité le régime des procurations aux îles Loyauté, multipliant les obstacles techniques et proposant aux îliens qui vivent à Nouméa de s’inscrire spécialement dans des bureaux délocalisés.
Tout cela n’a pas beaucoup pesé. Ce qui ressort du scrutin est d’abord un immense sentiment nationaliste autour du drapeau kanak (aussi dit « de Kanaky » car les non indépendantistes l’ont toujours contesté comme drapeau commun du pays). Depuis 2010 toutefois, le drapeau tricolore français et le drapeau kanak doivent être systématiquement hissés ensemble, comme symboles identitaires du pays.
Dans la deuxième consultation, les jeunes ont voté en masse et sont sortis partout manifester leur joie avec des milliers de drapeaux kanak. Ce nationalisme, qui est plutôt bon enfant et non agressif, fait peur. Ainsi, Les Loyalistes, une coalition de six formations anti-indépendantistes, pourtant encore victorieux à la seconde consultation, veulent maintenant faire annuler les résultats des bureaux de Nouméa des quartiers Nord indépendantistes au motif que les routes d’accès aux bureaux auraient été assiégées et que la liberté de vote n’aurait pas été respectée. Ils ont déposé un recours devant le Conseil d’État. La simple présence des Kanak dans la ville « européenne » leur est intolérable. Mais la réalité est que 25% des électeurs ont voté Oui à Nouméa. Il y a aujourd’hui plus de votes Oui en province Sud que dans la seule province Nord indépendantiste. Cette vague nationaliste, qui est d’abord kanak, est rejointe à Nouméa par des jeunes Européens. La jeunesse est un facteur déterminant du vote Oui.
Les réserves du Oui
Pour reprendre l’analyse lucide faite par le parti non indépendantiste Calédonie ensemble, qui a refusé un front avec Les loyalistes, il n’y a plus de réserves du Non. Les quartiers loyalistes sur l’agglomération au Sud ont voté à leur maximum. Le Non a gagné 3,000 voix en valeur absolue, alors que ce vote Non régresse partout en pourcentage même en brousse et sur la côte Ouest. La campagne de peur anti-kanak du parti Les Loyalistes ne suffit plus. Elle maintient les plus radicaux et les plus vieux dans le vote Non, mais n’élargit plus son audience.
La province des Îles Loyauté n’a voté qu’à 74% en raison des obstacles matériels au vote. Si elle votait comme la province Nord à 89%, les indépendantistes peuvent compter sur 3,000 voix de plus. La hausse de la participation et les nouvelles inscriptions des jeunes profitent largement au Oui : quand le Non gagne 3,000 voix, le Oui en gagne 11,400. Enfin, les indépendantistes ont maintenant fait une campagne pour rassurer : ils offrent une période de transition de 3 ans pour négocier le partenariat à établir avec la France (ce qui est le mot français à la mode pour Associated State) et pour établir des coopérations internationales. Ils s’engagent aussi à organiser au bout de deux ans un référendum des citoyens de Kanaky-Nouvelle-Calédonie sur une Constitution du pays et le partenariat. Tout cela a été de nature à permettre les premiers ralliements au-delà du cercle ethnique kanak. Une indépendance sans rupture est proposée. Elle serait la réussite de l’Accord de Nouméa.
Les discussions vont elles s’ouvrir sur le jour d’après ?
Dès le soir du 4 octobre, tout le monde voulait discuter. Les Loyalistes qui avaient quitté les tables de discussion avant 2018, qui rêvaient d’écraser le vote indépendantiste en trois référendums les plus rapprochés possibles pour réduire la période d’incertitude, demandent du temps autour de l’Etat français. Le parti Calédonie ensemble, l’Eveil océanien, le nouveau parti des Wallisiens et Futuniens, demandent une troisième voie à débattre. On peut heureusement penser que la peur de trois Non et du désordre qui en résulterait amènera les partis non indépendantistes modérés à discuter des modalités de l’indépendance. Si cela se faisait, le troisième référendum ne ressemblerait alors pas aux deux autres.
Pour le FLNKS, rejoint par d’autres petites composantes indépendantistes (dont le parti travailliste), l’objectif n’est pas un nouvel accord, mais un saut qualitatif, celui de la souveraineté. Il lui faut donc traiter dans les négociations les points qui inquiètent et avancer concrètement sur les points les plus difficiles :
les transferts de l’article 27 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 durant ces deux ans qui nous séparent de la troisième consultation (contrôle de légalité, université, audiovisuel) qui sont un gage pour l’avenir et pour lesquels le travail conjoint des députés et des sénateurs (non indépendantistes) est essentiel ;
la question du libre établissement des Français en Nouvelle-Calédonie (pour mettre définitivement fin à la colonie de peuplement) ;
les avancées concrètes des coopérations possibles et du partenariat sur les cinq compétences régaliennes (armée, police, justice, relations internationales, monnaie) ;
la dotation future de coopération ;
le drapeau de Kanaky-Nouvelle-Calédonie ;
la citoyenneté ouverte aux natifs et la double nationalité ;
les adaptations constitutionnelles à venir ;
l’inscription du partenariat dans les deux Constitutions pour garantir un lien stable avec la République et les conditions constitutionnelles de majorité pour en sortir.
Comme l’a dit Roch Wamytan, président du Congrès et signataire de l’Accord de Nouméa, il n’y aura pas « une solution consensuelle », c’est-à-dire un nouvel accord après celui de Nouméa. Mais si l’Etat offre la solution de « l’Etat associé » à la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, les discussions sont ouvertes. Il faut discuter dès aujourd’hui des modalités d’une indépendance acceptable au-delà des seuls Kanak. Il faut que chacun mesure la force qu’auraient Calédoniens et Kanak ensemble, formant le peuple calédonien, pour négocier conjointement avec Paris les éléments d’une solution pacifique autour d’une indépendance qui rassemble.
Mathias Chauchat est professeur de droit public à l’Université de la Nouvelle-Calédonie.
Suggested citation: Mathias Chauchat, “Les résultats du 4 octobre 2020 sur la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie projettent une société divisée dans « le jour d’après »” IACL-AIDC Blog (19 November 2020) https://blog-iacl-aidc.org/constitutionalism-and-pluralism-in-overseas-france/2020/11/19/les-rsultats-du-4-octobre-2020-sur-la-pleine-souverainet-de-la-nouvelle-caldonie-projettent-une-socit-divise-dans-le-jour-daprs-