Au sujet des articles 89 et 97 de la Constitution tunisienne. Du gouvernement provisoire et de la motion de censure!

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Jabeur Fathally

University of Ottawa

Un nouvel épisode de la saga constitutionnelle tunisienne a concerné cette fois-ci le sort du gouvernement en place, plus précisément l’interprétation à donner aux articles 89 et 97 de la Constitution de 2014 advenant l’échec de la dernière tentative de formation d’un nouveau gouvernement conformément à l’article 89. Ce dernier dispose dans son alinéa 4 que « Si dans les quatre mois suivant la première désignation, les membres de l’Assemblée des représentants du peuple n’ont pas accordé la confiance au Gouvernement, le Président de la République peut dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et convoquer de nouvelles élections législatives dans un délai de quarante-cinq jours au plus tôt et de quatre-vingt-dix jours au plus tard ».

Ne voulant pas aller à de nouvelles élections et cherchant à proposer un nouveau candidat au poste de premier ministre, le parti majoritaire, Ennahdha, a brandi l’application de l’article 97, lequel prévoit qu’« une motion de censure peut être votée contre le Gouvernement, suite à une demande motivée, présentée au Président de l’Assemblée des représentants du peuple par au moins le tiers de ses membres». La question qui se pose est de savoir si le nouveau Parlement peut défaire le gouvernement en place par une motion de censure? 

La réponse à cette question dépend, à notre avis, dans un premier temps, du statut/état général qui gouverne le fonctionnement des différentes institutions politiques dans ce pays et, dans un deuxième temps, du statut du gouvernement en question.

La réponse à la première question est à chercher dans l’article 80 de la Constitution qui prévoit qu’«en cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics (…) le Président de la République ne peut dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et il ne peut être présenté de motion de censure contre le Gouvernement ». En date du 31 janvier 2020, l’actuel Président tunisien a prolongé l’état d’urgence, décrété et renouvelé par son prédécesseur depuis 2015, de trois mois soit du 31 janvier 2020 jusqu’au 29 avril 2020. Il est clair que l’article 80 met en échec tout recours à l’article 97. Paradoxalement, les adversaires politiques tunisiens, chacun pour ses propres raisons (que la Constitution ne connait point!), n’ont pas fait de l’application de l’article 80 leur scène de combat!

S’agissant du statut du gouvernement en place, nous pensons qu’il est alors primordial d’exposer les faits pour mieux expliquer la démarche interprétative puisque l’interprète «procède à l’interprétation des textes normatifs conformément à la réalité, telle qu’elle se présente au moment de l’interprétation de ces textes et des faits ». L’interprétation n’est pas une opération de butinage ou de grappillage. Elle est essentiellement et principalement un exercice intellectuel de compréhension et de « construction » (dans la langue anglaise, ce vocable imagé est l’équivalent du mot interprétation) qui requiert de l’interprète la bonne foi et la rigueur de la pensée (nous ne parlons pas d’objectivité).

Les faits montrent qu’il s’agit d’un gouvernement qui fait face à un parlement nouvellement élu. Suite aux élections législatives du 6 octobre 2019 et conformément à l’article 89 de la Constitution, le Président tunisien a chargé « le candidat du parti politique ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée des représentants du peuple de former le Gouvernement ». Le Parti Ennahdha, parti majoritaire, a proposé son candidat en la personne de M. Habib Jemli. Ce dernier n’a pas réussi à gagner la confiance du Parlement. Le Président tunisien était alors amené (article 89) à engager des consultations avec les partis, les coalitions et les groupes parlementaires, en vue de charger la personnalité la mieux à même d’y parvenir de former un Gouvernement, dans un délai maximum d’un mois. C’est le candidat Elyes Fakhfakh qui fut choisi pour cette entreprise. Entretemps, le 15 novembre 2019, le premier ministre en exercice, M. Youssef Chahed, a rencontré le Président tunisien dans ce qui semble, à notre avis, une démarche officieuse pour présenter la démission de son gouvernement. Dans cette rencontre, le Président tunisien a demandé au premier ministre, qui a accepté, de continuer à gérer les affaires courantes de l’État en attendant la formation d’un nouveau gouvernement. Tout indique que nous sommes en présence d’une forme de gouvernement chargé des affaires courantes ou provisoire (Caretaker government) (ce qui veut dire que cette analyse n’englobe pas les situations des gouvernements qualifiés de provisoires pendant la période électorale ou à partir de la promulgation du décret électoral)

À notre avis et se référant à certaines pratiques et doctrines constitutionnelle étrangères et selon la logique même des systèmes parlementaires et semi-présidentiels, le vote de motion de censure ne peut être exercé contre un gouvernement chargé des affaires courantes. Ce dernier, condamné à attendre la formation d’un nouveau gouvernement n'est plus soumis à un contrôle parlementaire effectif. C'est d'ailleurs pour cette raison que le rôle de ce gouvernement est souvent limité ( République Tchèque, Belgique, Liban, Australie, Nouvelle-Zélande, Israël, etc.). Comme le prouvent certaines expériences constitutionnelles étrangères, un parlement fraîchement mis en place «ne peut pas faire tomber un gouvernement qui est déjà démis ou démissionnaire» et «un gouvernement qui a donné sa démission ne peut plus être renversé, cela va sans dire» pour reprendre la citation de C. Behrendt. Dans le fonctionnement ordinaire des systèmes parlementaires et semi-présidentiels y compris le système tunisien, en dépit de ses propres spécificités qui ont fait qu’il soit qualifié de système premier-présidentiel (Premier-presidentialism), l’existence du gouvernement suit l’existence du parlement. Le gouvernement est né par la volonté du parlement. Un gouvernement a toujours besoin de la confiance du parlement pour commencer et continuer son travail. D’ailleurs, reconnaissant les ramifications et les diversités à l’intérieur des systèmes parlementaires et semi-présidentiels, nous avons opté, dans le cadre des travaux de notre groupe de recherche sur les systèmes juridique – JuriGlobe – pour des définitions qui font  de la confiance du parlement la clé de voûte de ces systèmes. La pratique politico-constitutionnelle montre que l’élection d’un nouveau parlement débouche souvent sur la constitution d’un nouveau gouvernement et cela même si les mêmes visages de l’ancien gouvernement gardent les mêmes portefeuilles. La dissolution du Parlement a, elle aussi, pour effet de convertir le gouvernement en place en gouvernement chargé des affaires courantes. 

Mais, qu’est-ce qui empêche une Assemblée de voter une motion de censure ou de procéder à un vote de confiance contre un gouvernement chargé des affaires courantes? Les conventions constitutionnelles (voir Pierre Avril, Les conventions de la Constitutions). Oui, au-delà des lignes écrites des constitutions, il y a des conventions, des règles non écrites, nées de l’expérience, de l’observation des pratiques étrangères, de la doctrine constitutionnelle et politique qui visent à pallier l’incomplétude de la constitution et dont le respect s’impose à tous les acteurs de bonne foi. Si certaines de ces conventions revêtent une nature coutumière, d’autres, non totalement dénuées   de contrainte, sont ce que certains auteurs appellent « la moralité critique de la Constitution (Critical morality of the Constitution)» et « la logique du gouvernement parlementaire». D’autres préfèrent parler de « traditions républicaines ».

Ce sont ces conventions qui font que les gouvernements provisoires sont reconnus comme tels en dépit de l’absence de toute disposition constitutionnelle les prévoyant (Malte). C’est également sur la base de ces conventions que les gouvernements dans de nombreuses démocraties parlementaires (Royaume Uni – Australie - Canada – Inde etc.) et semi-présidentielles (République tchèque, Portugal.) doivent se limiter aux activités routinières et aux affaires urgentes. Nous pensons que face à un gouvernement soumis à l’obligation de retenue (se limiter aux affaires courantes et urgentes), la logique parlementaire commande que le Parlement (s’il existe) devrait, lui aussi, se retenir d’utiliser ses armes expéditives contre le gouvernement provisoire. Cette retenue parlementaire devient plus que nécessaire pour ne pas dire obligatoire lorsque : (1) le gouvernement chargé des affaires courantes respecte le périmètre de son intervention; (2) lorsque les délais et procédures constitutionnels de formation du nouveau gouvernent sont respectés.

S’agissant du cas tunisien, dire qu'il est possible d'appliquer l'article 97 contre le gouvernement de Youssef Chahed est une perversion des faits et un manquement à la bonne foi! Sur ce point, il est légitime de se poser des questions sur les raisons qui étaient derrière l’engagement des partis politiques qui ont gagné les élections, Parti Ennahdha en tête, dans les négociations post- électorales et leur proposition d’un premier candidat pour occuper le poste de premier ministre et former le nouveau gouvernement. Pensent-ils que la Constitution leur permette de nommer deux futurs premier ministres en même temps, en se servant de l’article 89 pour l’un et en activant l’article 97 pour l’autre?

Qui plus est, le premier ministre en question, seul habilité à se prononcer sur le statut de son gouvernement, n’a pas contesté son nouveau rôle (gérer les affaires courantes)! Il l’a même accepté et confirmé lors de sa rencontre avec le Président tunisien. Plus encore, dans une réponse laconique, mais qui ne manque pas de significations, il a invité ceux qui appellent à l’application de l’article 97 (motion de censure contre son gouvernement) d’arrêter de regarder Netflix! L’attitude du premier ministre Youssef Chahed est une confirmation de la démission officieuse de son gouvernement. En résumé, il s’agit, pour nous d’un gouvernement démissionnaire chargé de gérer les affaires courantes et dont la démission devient officielle dès la formation d'un nouveau gouvernement. Nous pensons enfin que l’interprétation « présidentielle », faite par le Président Kais Saïed, est une interprétation authentique, par référence à la typologie kelsenienne, qui s’inscrit dans ses compétences en tant que garant de la continuité de l’État et du respect de la Constitution. 

Il va sans dire que la récurrence des questions, pour ne pas dire des crises, entourant l’interprétation de certaines dispositions équivoques et amphibologiques de la constitution tunisienne est un appel sans équivoque et sérieux aux dirigeants et acteurs politiques tunisiens pour accélérer la mise en place de la Cour constitutionnelle. Il est aussi temps de réviser les nombreuses dispositions constitutionnelles écrites à la hâte et prendre soin d’une Constitution qui ne se porte pas bien!

Jabeur Fathally est professeur agrégé à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa.

Suggested Citation: Jabeur Fathally ‘Au sujet des articles 89 et 97 de la Constitution tunisienne. Du gouvernement provisoire et de la motion de censure!’ IACL-AIDC Blog (19 March 2020) https://blog-iacl-aidc.org/2020-posts/2020/3/19/au-sujet-des-articles-89-et-97-de-la-constitution-tunisienne-du-gouvernement-provisoire-et-de-la-motion-de-censure