Les états d'urgence sécuritaire et sanitaire : Étude constitutionnelle, historique et critique
/Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’ouvrage ?
Cet ouvrage intitulé « Les états d'urgence sécuritaire et sanitaire : Étude constitutionnelle, historique et critique » se présente comme la troisième édition du livre consacré à l’étude constitutionnelle, historique et critique de l’état d’urgence en France. Cette nouvelle itération est largement refondue et complétée par l’étude de la crise due à la Covid (« état d'urgence sanitaire ») et s’attache non seulement à analyser le régime juridique des états d’urgence sécuritaire et sanitaire, mais aussi et surtout à mettre en lumière leur capacité à affecter les rapports entre pouvoirs publics. Comme toutes les législations de crise, l’état d’urgence se conçoit comme un régime d’exception qui se substitue provisoirement au droit commun. Est ainsi assurée la domination du pouvoir administratif sur les pouvoirs législatif et judiciaire, tandis que s’ouvre la possibilité de porter aux droits et libertés des atteintes qui, dans des circonstances normales, seraient illégales ou inconstitutionnelles.
Si la perspective de ce livre se veut constitutionnelle, elle n’en est pas moins historique et critique. Le lecteur trouvera dans cet ouvrage une analyse approfondie de la règlementation qui déploie les états d’urgence, ainsi qu’une étude tout aussi approfondie des insuffisances de leurs fondements juridiques. Cette nouvelle édition s’efforce également de faire le bilan de l’application durable des régimes d’exception sécuritaire et sanitaire à partir d’une étude des diverses lois de prorogation ou de création de régimes transitoires et de la jurisprudence constitutionnelle.
Enfin la description et l’explication des régimes juridiques sont animées par le souci constant de replacer la création et l’usage de l’état d’urgence dans son contexte historique et politique. De la guerre d’Algérie à la gestion de la crise de la Covid-19, l’histoire de la IVe République, de la Ve République et celle de l’état d’urgence s’éclairent ainsi mutuellement.
Qu'est-ce qui vous a incité à vous lancer dans ce projet ?
Le régime d’état d’urgence issu de la loi du 3 avril 1955 a eu une certaine stabilité jusqu’au mi-temps des années 2010. À partir des attentats de novembre 2015, ce régime a été profondément modifié. Il est passé d’un dispositif pensé dans le contexte colonial de la guerre d’Algérie, dont l’utilisation était proprement exceptionnelle, à un instrument de lutte contre le terrorisme islamiste dont la menace s’est durablement installée. Cela a conduit à une forme d’emballement politique qui s’est notamment illustré par l’annonce d’un projet de loi constitutionnelle par le président Hollande dans son message au Congrès du 16 novembre 2015. Très réservés à l’égard de cette initiative, nous avions rédigé la première édition de cet ouvrage afin notamment d’alerter les parlementaires sur le danger de cette révision. En outre, il nous avait semblé que l’état d’urgence sécuritaire était essentiellement analysé par la doctrine sous le double angle du droit administratif (la police administrative) et des libertés publiques en délaissant largement les aspects constitutionnels et historiques qui sont pourtant importants pour comprendre les enjeux d’un tel régime. Les précédentes éditions avaient également pour objet de décrire et d’interpréter les deux années d’application de l’état d’urgence sécuritaire en France, d’en proposer une mise en perspective comparatiste et d’analyser la sortie de l’état d’urgence qui s’est traduite par une contamination du droit commun par le droit d’exception.
Face à l’ampleur inédite de l’épidémie de Covid-19, le Gouvernement et le Parlement ont fait le choix, entre 2020 et 2022, d’introduire un régime d’exception supplémentaire, l’état d’urgence sanitaire, ainsi que plusieurs régimes sanitaires d’exception ad hoc. Ces initiatives ouvrent naturellement la voie à de nouvelles interrogations qui vont de leur constitutionnalité à leurs effets sur le fonctionnement des institutions de la Ve République. La troisième édition reprend la méthode et la perspective retenues dans les précédentes publications afin de rendre compte de cet état d’urgence sanitaire et de sa période d’application.
Quels sont les auteurs dont les travaux vous ont marqué tout au long du projet ?
La première édition de cet ouvrage trouve son origine dans l’absence, à l’époque, de « littérature scientifique » sur l’état d’urgence en France. Il n’y avait alors ni livre ni thèse sur la question. L’ouvrage s’efforçait de combler cette lacune, en retenant une perspective constitutionnelle. Si depuis la première édition des ouvrages importants sur le sujet ont été publiés et sur lesquels nous nous sommes appuyés (ceux de Paul Cassia et Stéphanie Hennette-Vauchez notamment), il faut souligner que l’approche constitutionnaliste demeure une spécificité de notre ouvrage.
Quels défis avez-vous dû relever pour écrire cet ouvrage ?
La principale difficulté est liée au caractère particulièrement abscons de la législation sanitaire d’exception. Le législateur a en effet multiplié les textes sur une durée très courte : entre le 24 mars 2020 et le 31 janvier 2023, ce ne sont pas moins de onze lois instituant ou modifiant les régimes d’exception sanitaire qui ont été adoptées recouvrant quatre régimes formellement distincts, sans compter les nombreux textes règlementaires d’application. Il a donc fallu appréhender cette masse de règles et réussir à en rendre compte de manière aussi intelligible que possible.
Un autre défi aurait été d’étayer encore davantage la dimension comparatiste afin de montrer la spécificité du cas français. Nous ne l’avons fait que partiellement, car nous étions contraints à la fois par le volume de l’ouvrage et par nos charges d’enseignement et d’administration au sein de nos universités respectives.
Quelle est, selon vous, la contribution de cet ouvrage au discours universitaire et, plus largement, au droit constitutionnel ou public?
Ce livre se présente comme le seul ouvrage faisant une analyse informée et approfondie, dans une perspective constitutionnelle, des régimes d’état d’urgence sanitaire et sécuritaire en France. Si l’ouvrage a une vraie ambition juridique et doctrinale, il a aussi été pensé avec l’idée de rendre compréhensible l’état d’urgence par le plus grand nombre afin que puissent être appréhendés non seulement les contours, l’utilité mais aussi les dangers des régimes d’exception.
Cet ouvrage se singularise également par le choix de s’appuyer sur la méthode du commentaire de textes législatifs et règlementaires. Il ne se contente pas en effet d’analyser les décisions du Conseil constitutionnel ou du Conseil d’État sur la législation relative à l’état d’urgence. Cela nous est apparu d’autant plus nécessaire que, dans le cas de l’état d’urgence, le juge constitutionnel, ou le Conseil d’État dans sa fonction consultative, se prononcent dans des délais extrêmement courts. Leurs décisions ou avis, loin de donner les clés de compréhension du droit positif, ne répondent pas pour l’essentiel aux principales questions que se pose un constitutionnaliste à la lecture des textes. Loin d’adopter une perspective exclusivement contentieuse, nous nous sommes donc également efforcés d’appréhender la manière dont les régimes d’exception ont affecté l’équilibre des institutions de la Ve République. Nous avons ainsi mis en lumière les effets pervers du renforcement du présidentialisme durant la crise sanitaire comme les tentatives de contrôle du Gouvernement par les parlementaires.
Enfin, cet ouvrage est critique à l’égard du recours récurrent à l’état d'urgence. Toutefois, à la différence de nombreux autres ouvrages parus en France depuis quelques années, il soutient la thèse un peu hétérodoxe selon laquelle cet état d'urgence n’est pas un état d’exception mais un régime d’exception, contrairement à ce que le philosophe italien Giorgio Agamben a trop souvent réussi à faire croire.
Quelle est la prochaine étape ?
Chaque nouvelle édition de cet ouvrage est née des évolutions de l’état d’urgence. Or, comme le souligne l’actualité avec la déclaration d’un nouvel état d’urgence, le 15 mai 2024, pour faire face aux émeutes en Nouvelle-Calédonie, l’Exécutif est très prompt à recourir à ce régime d’exception dès l’apparition de troubles à l’ordre public. Une quatrième édition n’est donc pas à écarter si d’aventure ce nouvel état d’urgence se maintenait dans la durée ou qu’ailleurs un nouveau drame entraînait une déclaration d’état d’urgence ou l’introduction d’un nouveau régime d’exception. Il faut donc paradoxalement espérer que nous en restions là !
Les états d'urgence sécuritaire et sanitaire : Étude constitutionnelle, historique et critique est disponible aux éditions Dalloz.