Le constitutionnalisme abusif en Europe
/Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’ouvrage ?
Cet ouvrage collectif, Le constitutionnalisme abusif en Europe publié chez Mare et Martin, vise à explorer le phénomène de rétrogression constitutionnelle, lequel tend aujourd'hui à se répandre dans certains États européens, à l'image de la Hongrie ou de la Pologne, mettant à jour un nouveau type de régime politique, qualifié d'hybride, et prenant le nom de démocratie illibérale, d'autoritarisme électoral ou encore de constitutionnalisme autoritaire... L'objet de cet ouvrage est, en premier lieu, d'analyser de façon détaillée et différenciée certaines situations (concernant la Russie, la Turquie, la Hongrie, la Pologne et les États balkaniques) susceptibles de rejoindre le concept de constitutionnalisme abusif, puis, en second lieu, d'aborder un ensemble de thèmes gouvernant de façon transversale la diversité de ces situations.
Qu'est-ce qui vous a incité à vous lancer dans ce projet ?
Ce travail de recherche se situe dans le prolongement de mes premiers travaux, menés en Hongrie (à Miskolc et Budapest) de 2000 à 2006 et relatifs à la transition démocratique et constitutionnelle ayant fait suite à l’effondrement des démocraties populaires et de l’URSS. Il fait surtout suite aux révisions constitutionnelles et au processus d’érosion démocratique ayant eu lieu dans le même espace géographique à compter de l’année 2010. Il m’a donc semblé indispensable d’étudier le processus par lequel certains États, ayant opéré une transition constitutionnelle vers l’État de droit démocratique et étant parvenus à mettre en mouvement le principe de séparation des pouvoirs, ont pu opérer un mouvement de rétrogression constitutionnelle au point de douter de l’existence même d’un régime démocratique chez certains d’entre eux.
Quels sont les auteur.e.s dont les travaux vous ont marqué tout au long du projet ?
David Landau, lequel a théorisé voici 10 années le concept de constitutionnalisme abusif (« Abusive Constitutionalism », University of California Davis Law Review, 2013), est à l’évidence l’auteur qui a le plus substantiellement influencé cet ouvrage. D’autres auteurs, tels Rosalind Dixon (« Abusive Constitutional Borrowing: Legal globalization and the subversion of liberal democracy »), Wojciech Sadurski (« Poland's Constitutional Breakdown » et « A Pandemic of Populists »), Andreas Schedler (« Electoral Authoritarianism: The Dynamics of Unfree Competition »), ou encore Steven Levitsky (« La mort des démocraties » et « Competitive Authoritarianism: Hybrid Regimes after the Cold War – Problems of International Politics »), compte tenu de leurs travaux sur le surgissement des régimes hybrides, en sont également indissociables. Cet ouvrage s’efforce tout autant de prolonger des précédents travaux relatifs à l’autoritarisme (Amos Perlmutter, Juan J. Linz, Guy Hermet, Tom Ginzburg…), comme il a été l’occasion de redécouvrir des auteurs plus classiques sur les régimes politiques, tels Maurice Duverger, Georges Burdeau, Boris Mirkine-Guetzévitch ou encore Madeleine Grawitz et Jean Leca.
Quels défis avez-vous dû relever pour écrire cet ouvrage ?
Un travail de recherche de droit comparé, surtout concernant l’Europe centrale et orientale, est toujours un défi en soi. Il existe fort heureusement en France d’excellents enseignants-chercheurs – bien qu’en nombre malheureusement très réduit – ayant une fine connaissance des systèmes juridiques et institutionnels propres à ces États. Leur contribution à cet ouvrage collectif a été essentielle. La principale difficulté de cet ouvrage a résidé dans l’exigence de rester essentiellement centré sur l’usage des révisions constitutionnelles en vue d’une érosion démocratique. Il s’est également agi d’indiquer les voies et limites juridiques d’une telle érosion dans ceux des États encore insusceptibles d'user du pouvoir constituant. Partant, il est apparu avec évidence qu’aucun des États analysés dans la première partie d’ouvrage ne procédait d’un modèle unique, compte tenu de la très grande hétérogénéité des causes et processus de fragilisation de l’État de droit démocratique. Il a cependant semblé important, dans une seconde partie, de dégager quelques traits communs que ce soit sous l’angle de la situation de la justice constitutionnelle, du peuple ou encore des institutions européennes dans le contexte de révisions constitutionnelles porteuses d’une forme d’érosion démocratique.
Quelle est, selon vous, la contribution de cet ouvrage au discours universitaire et, plus largement, au droit constitutionnel ou public ?
Cet ouvrage s’inscrit dans une perspective de droit politique et propose une observation du processus de formation des régimes hybrides. La doctrine anglosaxonne ou centre-européenne (polonaise et hongroise notamment) se rapportant à cette thématique est déjà très riche et souvent de grande qualité. Les travaux en langue française sont quant à eux plus rares. On peut citer bien évidemment les travaux de Max Liniger-Goumaz (La démocrature : Dictature camouflée, Démocratie truquée) ou encore, plus récemment, l’ouvrage collectif dirigé par Vanessa Barbé, Charles-Édouard Sénac et Bertrand-Léo Combrade (La démocratie illibérale en droit constitutionnel), tandis qu’un ouvrage relatif à l’influence du populisme sur les changements constitutionnels, dirigé par Nicoletta Perlo et Aurélie Duffy, devrait prochainement voir le jour. L’ouvrage relatif au constitutionnalisme abusif entend s’inscrire dans cet environnement doctrinal et ambitionne de décrire, au moyen du droit comparé, le processus d’érosion démocratique par la voie de la révision constitutionnelle. Ces travaux visent à aborder un droit constitutionnel que l’on pourrait définir comme dégénéré – par référence aux Constitutions qu’Aristote et Platon qualifient respectivement de déviées et de dégénérées. La référence aux philosophes grecs indique d’ailleurs qu’il n’y a dans ces régimes hybrides rien de nouveau puisqu’ils correspondent manifestement à ce qui était qualifié de tyrannie dans le monde antique.
Quelle est la prochaine étape ?
La prochaine étape vise à poursuivre ce champ d’études en direction de la crise environnementale et des conséquences de celle-ci en termes démocratiques, institutionnels et constitutionnels. Il est tentant de penser que la transition écologique impose de reconsidérer notre conception de la démocratie en vue d’en consolider la dimension participative. Dans une période contemporaine, la crise économique de 2008 tout autant que la crise sanitaire de 2020-21, sans même faire mention de la crise sécuritaire de 2015, ont chacune à leur manière démontré que ces périodes étaient toujours propices à la contraction des libertés fondamentales et à la centralisation institutionnelle autour du pouvoir exécutif. Le risque est donc grand que la situation de crise environnementale, dont on ne parvient à percevoir à ce jour que les premiers soubresauts, constitue le terreau d’un processus d’érosion démocratique. Il s’agit, dans un tel contexte et riche des enseignements tirés des expériences hongroise et polonaise notamment, de travailler à l’identification des mécanismes constitutionnels susceptibles d’être érigés en garde-fou de la démocratie constitutionnelle et libérale, tout autant que d’identifier des failles au moyen desquelles une majorité politique pourrait user d’un simple processus de révision constitutionnelle, sinon de son pouvoir législatif, en vue d’éroder l’État de droit démocratique.
Pierre-Alain Collot est maître de conférences de droit public à l’Institut Champollion et membre de l’Institut Maurice Hauriou de l’Université de Toulouse Capitole
Le constitutionnalisme abusif en Europe est disponible aux éditions Mare et Martin.