Les interprétations concurrentes de la constitution

Patricia Rrapi

Université Paris Nanterre

Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’ouvrage ? 

Cette publication a eu pour vocation à rendre accessibles les actes du colloque organisé à l’Université Paris-Nanterre le 20 mai 2021, intitulé « Les interprétations concurrentes de la constitution ». La publication des actes a fait l’objet d’une première publication en ligne à la Revue des droits de l’Homme (nr. 21). Le format papier du colloque a ensuite été édité par l’Institut francophone pour la Justice et la Démocratie (ancien Institut universitaire Varenne) dans la collection « Transition & Justice ». Cette collection se compose d’ouvrages afférents à la transition démocratique et à la démocratisation et, tout particulièrement, aux transitions constitutionnelles et à la Justice transitionnelle. La publication a été réalisée avec le soutien financier de l’Université Paris Nanterre, du Centre de théorie et analyse du droit ainsi que de la Mission de Recherche Droit et Justice. 

Le but de cet ouvrage est de discuter d’une part le discours sur le monopole d’interprétation juridictionnelle de la constitution, en particulier celui du juge constitutionnel et d’autre part le discours sur le « pluralisme » interprétatif dans le cadre du procès constitutionnel. 

Qu'est-ce qui vous a incité à vous lancer dans ce projet ? 

Le thème de ce colloque a émergé lorsqu’en tant que spécialiste de la jurisprudence constitutionnelle, j’observais les arguments des nouveaux acteurs dans le procès constitutionnel. En effet, davantage tournées vers la mobilisation des arguments techniques, les stratégies contentieuses développées par les avocats et différents groupes d’intérêts dans le cadre de la Question prioritaire de constitutionnalité s’écartent très sensiblement de celles déployées, notamment, dans les saisines politiques. L’absence de cohérence politique des arguments juridiques soulevés par les avocats et groupe d’intérêts devant le Conseil constitutionnel est l’une des premières observations qu’offrent les dix ans de procédure. Il n’est ainsi pas rare de voir invoqués dans un seul et même mémoire des arguments tirés de la violation de la Charte de l’environnement et de la liberté d’entreprendre, alors que cette dernière constitue la principale limite de l’interprétation énergique de la première. L’intuition de départ est que ces stratégies contentieuses laissent une trace dans les interprétations décidées, in fine, par le juge constitutionnel. L’objectif du colloque entendait alors saisir l’occasion des dix ans de la Question prioritaire de constitutionnalité afin de réfléchir, plus largement et au-delà de cette procédure, à l’identification de ces voix d’interprétations plurielles, en mettant en lumière les différents acteurs, visibles et moins visibles, des interprétations constitutionnelles. Il s’agissait également d’observer la manière dont ces dernières façonnent les interprétations retenues par le juge constitutionnel. 

L’ouvrage est organisé autour de plusieurs thèmes qui vise à rendre compte des différentes approches du sujet. 

Le premier thème - Interprétations concurrentes et contexte – vise à inscrire la réflexion sur les interprétations concurrentes de la constitution dans un contexte juridique et politique plus large que celui du « procès » constitutionnel. Dans le contexte politico-juridique actuel, malgré la présence de multiples acteurs et la possibilité d’une concurrence d’interprétations, du moins d’un point de vue théorique, les effets de cette potentialité sont absorbés par une homogénéisation notamment du langage des droits et libertés. Cette homogénéisation ne fait aucunement obstacle à ce que les juges constitutionnels finissent par s’adapter à certains régimes politiques actuels fortement sécuritaires voire illibéraux. Elle constitue, en outre, le terrain privilégié d’une critique de cette interprétation uniquement juridictionnelle des droits et libertés faite au détriment d’une discussion politique dialogique.

Le deuxième thème – Interprétations concurrentes et légitimité – est centré sur la question de la légitimité du juge constitutionnel à interpréter la constitution face à celle des autorités politiques. La légitimité du juge à imposer seul son interprétation de la constitution ne va pas de soi. D’autres organes constitutionnels concourent à cette légitimité. Malgré la prépondérance du dogme juridictionnel en matière d’interprétation de la constitution, la légitimité du juge n’a jamais pu totalement s’imposer face à la légitimité interprétative de ces autres organes constitutionnels : Parlement, Président de la République, Gouvernement. La construction historique et dogmatique de la légitimité du juge, au détriment des autres organes, éclaire cependant sur l’importance qu’a pris avec le temps la traduction, en particulier, du discours des droits et libertés en langage juridictionnel. La compétence technique des juges, d’où il découle une présomption de leur capacité à mieux protéger le système juridique lui-même et les individus, est l’argument le plus récurrent. Dans le cadre de l’idéologie juridique actuelle, cette présomption a la force d’une évidence inébranlable et constitue l’horizon unique de la garantie des droits et libertés.

Le troisième thème – Interprétations concurrentes et observateurs – s’intéresse aux acteurs « autorisés ». La compétence technique des acteurs peut également structurer le seuil de tolérance concurrentielle accepté dans un système juridique donné. Qu’il s’agisse d’une opinion séparée, d’une tierce intervention ou encore de la doctrine, et indépendamment de leur statut plus ou moins officiel et formel d’acteurs concurrents, ce seuil de tolérance concurrentielle est question de jeu de citations d’arguments juridiques et de références autorisées. Ces observateurs participent ainsi tous, de manière toujours plus ou moins directe, à la traduction des débats de nature politique et idéologique en arguments juridiques offrant ainsi aux juges la possibilité, lorsqu’ils décident librement de leur accorder un espace dans leurs raisonnements, de maintenir la continuité du langage juridique constitutionnel malgré les revirements politiques.

Le quatrième thème - Interprétations concurrentes et action – identifie la particularité et les enjeux des arguments mobilisés par les acteurs impliqués dans le « procès » lui-même du contrôle de constitutionnalité. Les stratégies contentieuses, étroitement dépendantes des procédures elles-mêmes de saisine du juge, illustrent le mieux les voies ultimes que peut prendre l’institutionnalisation du langage des droits et libertés. Davantage tournées vers la mobilisation des arguments techniques, les stratégies contentieuses développées par les avocats et différents groupes d’intérêts dans le cadre de la Question prioritaire de constitutionnalité s’écartent très sensiblement de celles déployées dans les saisines politiques. L’absence de cohérence politique des arguments juridiques soulevés par les avocats et groupe d’intérêts devant le Conseil constitutionnel est l’une des premières observations qu’offrent les dix ans de procédure. La Question prioritaire de constitutionnalité est ainsi paradoxalement venue mettre en lumière l’intérêt théorique et intellectuel pour les saisines politiques. Dans les deux cas cependant, la contrainte de la logique du procès constitutionnel vient confirmer le nivellement vers le bas des interprétations constitutionnelles. En s’alignant le plus souvent sur l’interprétation du juge, particulièrement minimaliste en temps de crise, les acteurs en action limitent les risques de perdre le « procès » au détriment d’une interprétation inventive de la constitution. 

Enfin, le cinquième thème – Interprétations concurrentes et harmonisation – est tourné vers l’analyse du discours sur le « dialogue des juges » et l’idée de concurrence que ce dernier véhicule. Le mythe de l’unité de l’ordre juridique régule en effet l’ensemble des possibilités formelles de concurrence, en particulier celles qui sont susceptibles d’émerger dans le cadre de la procédure de la Question prioritaire de constitutionnalité entre les juges des cours suprêmes et le juge constitutionnel mais aussi dans celui de rapport de systèmes européens et national. Le discours de l’harmonisation des interprétations concurrentes vient, en mobilisant la métaphore du dialogue, jouer un rôle important dans la régulation de ces conflits d’interprétation. Mais le discours sur l’harmonisation des interprétations concurrentes des droits et libertés révèle en creux une transformation à l’œuvre de l’idéologie constitutionnaliste. Ce point de ralliement que constitue l’entente autour d’une interprétation potentiellement divergente des droits et libertés se fait également au prix d’un désintérêt pour la question de l’exercice des pouvoirs.

Quels sont les auteur.e.s dont les travaux vous ont marqué tout au long du projet ?

De manière générale, les travaux de Véronique Champeil-Desplats sont pour moi une source d’inspiration. L’auteure combine dans ces réflexions une approche du droit constitutionnel qui est au cœur de mes sujets de recherche : une étude critique et analytique du contentieux constitutionnel, une analyse théorique de la justice constitutionnelle et de la mutation des pouvoirs, ainsi qu’une réflexion sur les méthodes d’analyse juridique. L’ouvrage Les interprétations concurrentes de la constitution s’inscrit dans ce climat de recherche qui vise à une approche critique du contentieux constitutionnel dont l’objectif est d’affiner les méthodes d’analyse de la jurisprudence constitutionnelle et d’en découvrir par-là les mutations de l’exercice des pouvoirs. 

Quels défis avez-vous dû relever pour écrire cet ouvrage ? 

Lorsqu’il s’agit de diriger un ouvrage collectif, la grande difficulté réside dans la volonté d’avoir une approche globale du sujet tout en évitant l’effet totalisant de cette même approche. L’idée ou l’intuition de départ doit être ainsi ajuster au fur à et à mesure aux résultats de recherche fournis par les différents auteurs. Ce défi, j’espère l’avoir pu relever, en présentant différentes approches de l’idée de concurrence tout en gardant un fil conducteur, qui est l’intuition de départ, et dont l’objectif est de rendre compte, même dans sa forme « concurrentielle », des limites de l’institutionnalisation du langage des droits et libertés 

Un autre défi réside sans doute dans ce qu’on pourrait qualifier de manière générale de « méthode ». Il s’agit surtout d’un guide permanant dans la manière d’approcher le sujet d’étude. Cette posture a permis d’une part de prendre de la distance par rapport au discours sur le « monopole » d’interprétation de la constitution sans pour autant céder à l’illusion du discours sur le « pluralisme » interprétatif. Si les contributions à l’ouvrage visent à étudier les interprétations « concurrentes », elles présentent davantage une forme d’homogénéisation du langage des droits et libertés. 

Quelle est, selon vous, la contribution de cet ouvrage au discours universitaire et, plus largement, au droit constitutionnel ou public?

Trois constats, qui sont autant de pistes de réflexion, résultent des actes de ce colloque. 

Premièrement, les contributions à ce colloque invitent à inverser le point de départ dans l’analyse des interprétations décidées par le juge constitutionnel. Ces interprétations sont davantage des réponses juridictionnelles aux questions posées par les acteurs de la procédure et réactions aux stratégies contentieuses de ces derniers que des déductions intellectuelles à partir des textes. L’identification des différents acteurs et de leurs prétentions interprétatives permet ainsi d’inscrire les interprétations elles-mêmes du juge constitutionnel dans une mémoire contentieuse. Dans ce sens, l’idée de concurrence est venue peaufiner le travail d’identification des différents acteurs. Tout comme la pluralité des interprétations, cette concurrence n’est pas consubstantielle à la pluralité des acteurs. L’idée de concurrence s’est en effet imposée afin d’examiner le seuil de tolérance de pluralité dans la fabrique du contenu des textes constitutionnels. Cette concurrence autour de la détermination du contenu des textes constitutionnels est alors entendue comme une confrontation d’arguments, de justifications et de finalités, pouvant s’imposer de manière efficace devant le juge ou à côté de lui. Derrière la multiplicité des acteurs, et si les interprétations plurielles existent, la concurrence est surtout donc question de méthode d’interprétation, retenue et défendue par les acteurs. 

Deuxièmement, la concurrence entre acteurs et entre leurs différentes prétentions interprétatives est envisagée comme mesure renouvelée du monopole d’interprétation de la constitution, de sa construction historique et dogmatique. L’ensemble des contributions, qu’elles portent sur l’identification des acteurs des interprétations constitutionnelles, sur la particularité de leurs arguments, sur la manière dont ces acteurs peuvent potentiellement s’imposer ou non, sur leurs stratégies interprétatives, offre ainsi la possibilité de penser, sous l’angle de la concurrence des interprétations, l’homogénéisation notamment du langage des droits et libertés autrement que par la figure du monopole d’interprétation. 

Enfin et troisièmement, le constat de l’homogénéisation du langage des droits et libertés notamment permet une analyse critique de la garantie uniquement juridictionnelle de la constitution. Elle explique sans doute les limites du contrôle de constitutionnalité face à la multiplication des gouvernements autoritaires. Elle constitue en outre un point de départ pour discuter d’autres voies que celle juridictionnelle de l’interprétation de la constitution. 

Quelle est la prochaine étape ?

L’ouvrage est une première étape vers une réflexion sur la crise du constitutionnalisme contemporain : le tournant sécuritaire de la jurisprudence constitutionnelle et l’accommodement de certaines cours constitutionnelles aux régimes autoritaires. La difficulté pour le constitutionnalisme juridique de tenir sa promesse – la limitation du pouvoir au nom des droits et libertés constitutionnellement garantis – se manifeste aujourd’hui un peu partout dans le monde. Dans le cadre de la Revue des droits de l’Homme nous allons lancer un projet de publications dont l’objectif est de penser, à partir d’une méthode critique d’analyse du contentieux constitutionnel, les difficultés contemporaines du constitutionnalisme juridictionnel. 

Patricia Rrapi est maitresse de conférences en droit public à l’Université Paris Nanterre, Centre de théorie et analyse du droit UMR 7074 

Les interprétations concurrentes de la constitution est disponible aux éditions Lextenso.