La Constitution maltraitée, Anatomie du Conseil constitutionnel
/Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’ouvrage ?
Cet ouvrage, La Constitution maltraitée, Anatomie du Conseil constitutionnel, applique au Conseil constitutionnel français les différents critères à partir desquels on peut considérer que l’organisation de la justice constitutionnelle répond aux exigences d’un État de droit démocratique (impartialité dans le jugement, indépendance de l’organe de justice vis-à-vis des pouvoirs publics, vis-à-vis des parties ou de groupes d’influence, fonctionnement contradictoire de la procédure, déontologie du fonctionnement de l’organe, motivation des décisions). En confrontant les règles d’organisation et les pratiques du Conseil constitutionnel à ces principes, j’ai conclu qu’il ne remplissait véritablement aucun des critères nécessaires. Dans l’analyse, j’ai souvent mobilisé le droit comparé. J’ai aussi constaté, par une analyse originale des décisions, que le Conseil n’utilisait qu’une partie de la Constitution et écartait ainsi son volet social, ce qui contraste avec l’idée trop répandue de neutralité économique de la Constitution.
Qu'est-ce qui vous a incité à vous lancer dans ce projet ?
En 2017, nous avions écrit un article avec Alain Supiot (qui a préfacé La Constitution maltraitée) autour de la question de savoir si le Conseil constitutionnel était une juridiction sociale, où nous disions qu’il n’était pas une juridiction et qu’il ignorait les dispositions sociales de la Constitution. Nous avions aussi essayé d’alerter l’opinion publique dans une tribune parue dans un grand quotidien d’information, mais sans aucun succès. L’idée d’écrire ce livre est donc venue de la nécessité que j’ai ressenti d’étayer rigoureusement et plus longuement la critique, afin qu’elle soit prise au sérieux par la doctrine, par les médias, par les citoyens, et enfin par les différentes forces politiques.
Quels sont les auteur.e.s dont les travaux vous ont marqué tout au long du projet ?
À dire vrai il y a très peu de références dans cet ouvrage, ce qui est inhabituel pour un travail scientifique. Cela tient à ma démarche. La sévérité de cette critique est singulière dans le paysage scientifique français, et je voulais que l’on puisse se concentrer sur l’objet du livre, le Conseil constitutionnel, et sur les graves dysfonctionnements qui empêchent de considérer qu’il rend la justice constitutionnelle selon les conditions élémentaires d’un État de droit démocratique. Bien entendu, le travail qu’Alain Supiot fait sur le droit depuis tant d’années est particulièrement inspirant, et sa sensibilité à la justice sociale également. D’une manière générale, j’essaie d’user de mon savoir technicien sur le droit pour rendre intelligible son rôle sociétal, ce qui renvoie à de nombreux travaux de philosophes, d’historiens, d’économistes ou de psychanalystes.
Quels défis avez-vous dû relever pour écrire cet ouvrage ?
Deux exigences devaient être remplies qui, sans être contradictoires, demandaient beaucoup de réflexion : celle d’être comprise d’un large public auquel ce livre était d’abord destiné, et celle de ne pas céder à la facilité, en menant un travail sérieux d’analyse et de collecte des faits qui ne l’exclurait pas du champ académique, et qui lui permettrait de s’inscrire durablement dans l’histoire de l’analyse (critique) des institutions. Il me semble que pour réussir ce « pari », il n’y a qu’une voie : l’analyse du droit et des institutions à partir d’une connaissance fine de leurs mécanismes ne doit à aucun moment être déconnectée de la réalité sociale qu’ils produisent et dans laquelle ils s’insèrent. C’est à partir d’un retour aux origines sociétales du constitutionnalisme et de la justice constitutionnelle qu’on peut construire un propos à la fois signifiant pour les membres du corps politique et social et pertinent pour le savoir académique. Depuis de nombreuses années, le corps académique a eu tendance à réduire la justice constitutionnelle à une pure technique, oubliant trop souvent, dans l’analyse technique, son ressort politique et social, notamment en ce qu’elle a vocation à faire vivre une Constitution et les valeurs et principes qu’elle contient. Il faut donc revenir à la question du « pourquoi écrit-on des constitutions ? ». À partir de ce simple retour, on peut déjà voir, pour le cas français, que si ceux qui « contrôlent » sont les mêmes que ceux qui sont contrôlés, l’idée même de limites posées par la Constitution devient sans objet, et la justice constitutionnelle aussi, par voie de conséquences.
Quelle est, selon vous, la contribution de cet ouvrage au discours universitaire et, plus largement, au droit constitutionnel ou public?
Je ne suis pas la première à critiquer les conditions dans lesquelles la justice constitutionnelle est rendue en France. Cela a par exemple été le cas de Charles Eisenmann qui, dès 1959, critiquait les premières nominations des membres du nouveau Conseil constitutionnel, des nominations qui restent aujourd’hui la clé de la plupart des maux du Conseil : la sensibilité extrême de ses membres à la chose politique les empêche de réaliser l’ampleur du travail à accomplir. De ce point de vue, il n’y a eu aucun progrès, malgré les critiques récurrentes – quoique souvent feutrées et indirectes – des universitaires. Je n’ai ainsi pas été surprise de constater que la plupart des médias qui m’ont donné la parole ces dernières semaines (les grands quotidiens d’information notamment), m’ont tous fait part de leur ignorance antérieure de tout ce que je leur dévoile dans l’ouvrage, alors que, à proprement parler, je ne fais qu’étayer et mettre en lumière des savoirs déjà à disposition de tous. Je crois que le problème vient de ce que, dans l’espace public, la critique de la justice constitutionnelle a surtout été associée à une critique politicienne, voire à une critique de son principe même et que, pour ces raisons, les universitaires ont tergiversé sur ce qu’il convenait de faire. J’ai voulu montrer qu’on pouvait se livrer à une critique assez radicale du fonctionnement français de la justice constitutionnelle à partir d’une démarche purement académique, ce qui peut d’ailleurs être déstabilisant, et pour le public non universitaire, et pour le public universitaire. Fort heureusement, j’ai reçu aussi des témoignages du monde académique sur mon ouvrage, dont plusieurs ont estimé qu’il s’agissait d’un travail salutaire.
Quelle est la prochaine étape ?
Les nombreux débats auxquels j’ai participé depuis plusieurs semaines, les témoignages que j’ai reçus de beaucoup de citoyens, ainsi que les discussions que j’ai pu avoir avec des personnalités du monde journalistique, éditorial, politique et syndical, ont mis en lumière un certain étonnement de l’ensemble des membres du corps politique et social devant leur méconnaissance de la chose constitutionnelle, et le sentiment assez partagé, quelle que soit la sensibilité politique, d’une confiance un peu usurpée envers le monde politique. Il y a une volonté de réappropriation de la chose politique et constitutionnelle qui passe par l’émergence d’une véritable culture constitutionnelle qui manque en France. Je crois que les universitaires peuvent jouer un rôle dans cette appropriation, en ne limitant pas leur discours à une répétition de celui des institutions elles-mêmes. Ils ont savoir précieux, qui ne doit pas être dissout dans celui des institutions.
Lauréline Fontaine est Professeure de droit public et constitutionnel à la Sorbonne Nouvelle. Son site personnel : https://www.ledroitdelafontaine.fr/
La Constitution maltraitée, Anatomie du Conseil constitutionnel est disponible aux éditions Amsterdam.